• Les textes de Brunschvicg lisibles "online" sont rares, on ne boudera donc pas celui ci, mis en ligne de surcroît sur l'excellent site de l'Association des amis de Spinoza:

    http://www.spinozaeopera.net/article-5233222.html

    (référence qui ne contient qu'une partie de l'article en question, mais la totalité peut se trouver sur le web, taper comme mots clefs "Brunschvicg Spinoza spinozistes" par exemple).

    Le premier paragraphe fait référence à un autre grand penseur français, Arthur Hannequin, il vaut la peine d'être lu tellement il donne à méditer de vérités sublimes en quelques lignes claires:

    "Il paraît difficile de réfléchir sur l'actualité du spinozisme sans évoquer le souvenir d'un Maître de la pensée française, trop tôt disparu, Arthur Hannequin. A un de ses élèves qui lui demandait quels étaient les derniers bons livres sur Dieu, Hannequin répondait en souriant : Je crois que c'est encore Spinoza et Kant...Peut-être Spinoza (écrivait-il encore), a-t-il trouvé le vrai fond de ce qu'il y a de religieux dans notre âme, en y trouvant la présence de ce qu'il appelait la substance de Dieu. C'est peut-être le seul exemple d'une doctrine religieuse que n'ébranle en rien la ruine de toute la construction métaphysique qui l'enveloppe. Et il est saisissant d'apercevoir tout ce qui lui est commun avec Kant, qui certainement, sous le nom de Raison, reconnaît une présence semblable mais ne consent jamais à spéculer sur le même sujet."

    Apparait ici "in a nutshell" la façon , extraordinaire d'intelligence, dont Brunschvicg retient, des penseurs du passé, ce qui est éternel, et donc valable pour nous autres hommes d'aujourd'hui, nous les nains perchés sur des épaules de géants ; il convient de souligner que pour cela il est indispensable de souligner ce qui n'est que transitoire, valable seulement du temps où vivait le penseur étudié, ici Spinoza.

    La "ruine de toute la construction métaphysique qui l'enveloppe", dont parle ici Brunschvicg, c'est l'appareil déductif euclidien de l'Ethique, ainsi que tout le lourd système de la "Substance", à commencer par la preuve à base d'argument ontologique de l'existence de la dite Substance, à savoir ce que Spinoza nomme "Dieu".

    Mais l'on sait que depuis Kant, puis Frege ont fait justice de tout argument de type ontologique, qui permettrait de déduire d'une définition, ou d'une "essence", l'existence de son objet.

    La pensée de Brunschvicg se précise encore quelques lignes plus bas :

    "Un premier point nous semble acquis : il n'est nullement nécessaire, pour être spinoziste, que nous nous asservissions au langage du réalisme substantialiste ou à l'appareil de la démonstration euclidienne. Peut-être serons nous d'autant plus près de Spinoza que nous aurons su mieux éviter les équivoques séculaires que l'un et l'autre entraînent avec soi. Le problème que nous rencontrons ainsi est analogue à celui que s'étaient posé les premiers qui se sont appelés eux-mêmes philosophes, les pythagoriciens. Il leur est arrivé de se demander ce que c'était que d'être pythagoricien; et ils se sont aperçus qu'ils faisaient à la question deux réponses contradictoires. Pour les uns, ceux que les doxographes désignent sous le nom significatif d'acousmatiques, être pythagoricien, c'est répéter, telles que l'oreille les a recueillies, les  (p. 56) paroles du Maître, leur accorder le prestige d'un charme magique qui devra être, coûte que coûte, préservé de tout contact profane : le secret de l'initiation mystérieuse est, à lui seul, promesse d'élection et de salut. Pour les autres, pour les mathématiciens, il n'y a de salut que par la sagesse véritable, c'est-à-dire par la science, initiation lumineuse, dont aucune intelligence humaine n'est exclue. La constitution de la méthodologie mathématique apporte avec elle une norme d'infaillibilité, dont, nécessairement, la vertu se prolongera, de découverte en découverte, de génération en génération. Mais dans l'histoire, les acousmatiques l'emportèrent sur les mathématiciens; et leur victoire fut mortelle pour la civilisation de l'antiquité: l'avènement, éphémère, avec Pythagore, de l'homo sapiens, y a servi, en définitive, à ressusciter, par la théosophie du néo-pythagorisme, l'homo credulus du moyen âge homérique.
    Or, s'il est un philosophe qui ait pris soin de prévenir, à son propos, tout conflit entre acousmatiques et mathématiciens, nous pouvons dire que c'est Spinoza. Les premières pages du De Intellectus Emendatione relèguent expressement la connaissance ex auditu, la foi, au plus bas degré de la vie spirituelle, tandis que l'Appendice du de Deo rattache la destinée de l'humanité à la construction de la mathesis, qui a remplacé l'anthropomorphisme de la finalité transcendante par la vérité des raisonnements sur l'essence des figures et sur leurs propriétés. Avec Descartes, grâce à l'établissement du principe d'inertie, cette même mathesis qui, au temps de Platon, n'apparaissait dans sa pureté qu'à la condition d'envoyer promener les phénomènes, a pris possession du monde physique, du monde biologique et, partiellement, du monde psychologique. Spinoza lève les dernières restrictions que Descartes apportait encore à l'application de sa propre méthode, demeurant, comme il aimait à dire, fidèle à la religion de sa nourrice et mettant à part les vérités de la foi. Le Tractatus Theologico-politicus élimine tout préjugé de sacré : ex quo sequitur nihil extra mentem absolute, sed tantum respective ad ipsam sacrum aut profanum aut impurum esse
    ."

    Tout est dit, et si bien dit : le réalisme spatial, qui n'est autre que le réalisme de l'imagination, cède la place à l'idéalisme mathématisant, celui de Spinoza et d'einstein, que Brunschvicg d'après Platon nomme "Mathesis" et que nous nommons, nous, d'après Descartes et Leibniz : "Mathesis universalis".

    En même temps, les penseurs (ou prétendus penseurs, le plus souvent auto-proclamés) qui tiennent plus de la secte que de la philosophie, qui peuvent être caractérisés comme des "fétichistes de Spinoza", sont récusés. Ainsi tous ceux qui interprètent spinoza comme un mystique (par exemple : le recteur de la mosquée de Paris, Dalil Boubakeur), ou certains énergumènes inspirés par Constantin Brunner (lui même philosophe intéressant, mais pas au dessus de la critique), qui se plaisent à créer des blogs ou des groupes "Philosophie contre superstition".

    Wolfson, dans son grand livre de 1934 sur "La philosophie de Spinoza", disait que si l'on déchirait en petits morceaux toute la littérature scolastique du Moyen Age (qu'elle soit chrétienne, juive ou musulmane) et qu'on lançait les bouts de papiers en l'air, ils retomberaient au sol en formant le texte de l'Ethique; de par cette formulation humoristique, il voulait dire que Spinoza baignait encore, de par sa formation, dans le climat médiéval et scolastique, et la même chose est vraie de Descartes.

    C'est cela que nous entendons par "démystification de la philosophie occidentale" : débarrasser celle ci de son carcan, de son "écorce" mystico-religieuse, et ne garder que l'amande la plus intérieure qui est Raison en acte, c'est à dire "Dieu". Descartes reste clairement chrétien, il laisse les vérités de la foi en dehors du domaine de la raison, et son "Dieu" est au dessus de la compréhension de l'homme, à jamais. De même, le dualisme cartésien de l'âme et du corps, de la pensée et de l'étendue spatiale est inacceptable. Spinoza est sur ces deux derniers points en avance sur son maitre et initiateur, puisque selon lui rien ne saurait être inintelligible à l'homme élcairé par la philosophie, c'est à dire par la Mathesis, et que le monisme de la Sustance et de ses Attributs permet de dépasser la thèse de la pluralité des substances, encore enfermée dans la prison de la perception sensible et de l'imagination réaliste.

    Mais bien entendu, Descartes et Spinoza , de par leur aspect éternel, sont bien au delà de ces limitations auxquelles ils ne pouvaient pas échapper, puisque, comme nous tous, ils sont des humains. Sans Descartes et ses "Principes de la philosophie", Spinoza serait resté à ânonner le Talmud, et il n'y aurait pas de spinozisme, ni d'Ethique.

    Mais la bonne nouvelle que la lecture de Brunschvicg nous apporte, c'est que nous pouvons être à la fois cartésiens et spinozistes, même si les esprits chagins restant à ras des pâquerettes y voient une contradiction ou une impossibilité.

    Ce qu'il y a d'éternel chez Spinoza, comme chez Descartes ou Leibniz, c'est la construction de la Mathesis universalis, c'est à dire la jonction entre la connnaissance du premier genre, extériorisante et spatialisante, caractérisée donc par la multiplicité indéfinie des sensations et des conceptions ou opinions, et la contemplation entièrement spirituelle de l'UN, ou connaissance du troisième genre. Si cette dernière doit dépasser les apories de la mystique qui étaient celles de Plotin (ou le philosophe n'apporche l'objet de sa quête que lors de quleques instants privilégiés) pour s'établir dans la joie continue et souveraine qui est celle du Sage, alors le niveau du "deuxième genre", soit l'idéalisme mathématique et le lourd travail de déduction des théorèmes, est nécessaire, avec son patient travail d'élaboration rationnelle, de vérification et de preuve.

     


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  • J'ai assisté hier soir 6 Juin à la conférence-débat organisée à la cité des sciences par les Editions dunod entre deux physiciens théoriciens : Lee Smolin, dont le dernier livre "The trouble with physics" (venant après "Life of the cosmos" et "Three roads to quantum gravity") vient d'être traduit en français chez Dunod sous le titre "Rien ne va plus en physique", et Thibaut Damour, physicien français professeur à l'IHES, auteur de "Si Einstein m'était conté".

    Ce fut une séance remarquable par la hauteur de vue et de pensée des deux intervenants : on doit aussi remercier le physicien Alexei Grinbaum (une personnalité remarquable et attachante, qui donne souvent des exposés à l'ENS ou à l'IHPST) , à la fois d'avoir traduit le livre de Smolin en français et d'avoir assuré la traduction de ses interventions hier soir...comme l'a dit l'organisateur pour cloturer : "remarquable traduction de l'anglais au français assurée par un physicien -philosophe d'origine russe".

    Je donne le lien Internet , car vous pouvez y lire "online" des travaux de Smolin et Damour (cliquer sur "ressources"):

    http://www.cite-sciences.fr/francais/ala_cite/college/v2/html/2006_2007/conferences/conference_342.htm

    La thèse défendue par Smolin est que la théorie des cordes a conquis grâce à des campagnes de promotion "agressives" , depuis ses débuts il y a plus de 30 ans, une position "impérialiste" et dominatrice en monopolisant les crédits de recherche, aux USA tout au moins : il plaide pour une approche accordant plus de place à la diversité (rien à voir avec la "diversité" sarkozyenne, même si Smolin fait part de son admiration pour certains aspects du système de recherche français)...

    J'ai commencé la lecture de son livre, qui s'avère à mon avis être très important, et qui va beaucoup plus loin : selon lui, depuis 25 ans, et pour la première fois depuis le 17 ème siècle, la physique théorique n'a réalisé aucun progrès dans la compréhension fondamentale de l'Univers et de ses lois  (le dernier progrès étant celui du "modèle standard", advenu lors des 25 années précédant 1980). La théorie des cordes n'a pas tenu ses promesses, et d'ailleurs il ne s'agit pas d'une théorie, mais plutôt d'un "bouillonement intellectuel" d'idées modifiables (mathématiquement parlant) à volonté pour coller au réel expérimental et s'aérant donc "non falsifiable" au sens de Popper.

    Smolin ne dit pas que la "théorie" (mot à prendre avec des bémols donc) des cordes est fausse, ou mauvaise, il y a d'ailleurs travaillé à ses débuts : il plaide simplement pour un rééquilibrage, notamment en faveur de son propre domaine de recherches qui est la gravité quantique à boucles ("loop quantum gravity"), qui selon lui est bien plus prometteur dans l'optique de ce que doit être une véritable théorie, à laquelle il assigne trois caractéristiques ou objectifs fondamentaux:

    -être falsifiable , c'est à dire : expliquer des données expérimentales que les autres théories ne permettent pas de comprendre, mais surtout réaliser des prédictions qui pourront être validées ou réfutées, voire permettre d'envisager de nouvelles sortes d'expériences .

    - être basée sur des principes intellectuels permettant d'avancer dans l'unification, et la compréhension des lois de la physique

    -obéir au critère d'indépendance de fonds, qui remonte à Leibniz et sa théorie de l'espace comme système de relations entre étants, et que la relativité générale réalise aussi.

    Il fixe comme objectif à une future "nouvelle théorie", quelle qu'elle soit, de résoudre les 5 grands problèmes qui se posent en physique théorique:  unifier relativité et physique quantique, résoudre les problèmes de fondement de la physique quantique soit en donnant un sens à la théorie existante soit au moyen d'une nouvelle théorie, édifier une théorie unitaire des particules et des forces (ce qui est différent de la première unification entre relativité et physique quantique), expliquer les "paramètres libres" (constantes de l'Univers) du modèle standard, et enfin expliquer la "matière noire " et l'énergie noire" qui ont été mises en évidence des 20 dernières années.

    Touchant au second point ( le fondement de la physique quantique) il s'agit d'un problème largement philosophique: on sait que Feynman, qui était très dubitatif vis à vis de la métaphysique et largement "pragmatique" et virtuose des calculs mathématiques, disait : "si vous comprenez quelque chose à la physique quantique, c'est que vous n'avez rien compris à la physique quantique".

    Damour admet certaines critiques de Smolin, mais selon lui la théorie des cordes reste le domaine de recherches le plus prometteur, et celui qui réalise la révolution conceptuelle et intellectuelle la plus grandiose (puisque l'on sait que les théoriciens des cordes admettent l'existence de 6 dimensions supplémentaires et de nombreuses nouvelles particules par rapport à celles du modèle standard).

    Les deux hommes s'accordent sur le fait que nous vivons une période pré-révolutionnaire, ce qui expliquerait l'immobilisme actuel.

    Le débat avait aussi une importance spéciale, du fait qu'il s'inscrit dans ce à quoi Smolin fait allusion dans son livre sous l'appellation des "menées du camp sociologique contre la science" : il s'agit de ces mouvements de pensée (regroupant des gauchistes , post-modernes, religieux, féministes ultras, homosexuels,etc...) selon lesquels la science obéit aux mêmes logiques de pouvoir et de soumission à l'argent que les autres activités humaines, .... en les poussant un peu plus loin on arrive toujours à leur faire cracher le "grand morceau" : "la prétendue raison est une affaire d 'hommes blancs qui veulent conserver leurs prérogatives et privilèges par rapport aux "minorités", aux femems, aux peuples non occidentaux etc...

    Smolin entend défendre la science contre ces menées, et à ce titre nous ne pouvons que le soutenir, et d'ailleurs Thibaut Damour ne s'oppose pas à lui sur ce point, contrairement à ce que laissaient penser certaines présentations maladroites de la conférence d'hier... d' un autre côté il ne saurait être assimilé à ces "homems blancs" réactionnaires, qui selon lui existe, ce qui l'amène dans son livre à prendre la défense de la discrimination positive en faveur des noirs et des femmes aux USA, ces deux dernières catégories étant selon lui sous-représentées dans les départements de physique. Je connais certainement moins bien que lui la situation américaine, mais je le rejoindrai certainement sur un point : c'est qu'aucune mesure de "discrimination positive" ne pourra faire cesser l'exclusion des "gens qui pensent différemment"....toute la difficulté étant de faire le partage, concernant ceux ci, entre les gens qui proposent réellement de nouvelles voies de pensée (scientifique) et les neuneus sectaires ou mystico-allumés.

    Lors de la conclusion du débat, les deux intervenants ont expliqué leur conception de ce qu'ils appellent "les mutations conceptuelles et philosophiques" que la future évolution de la physique doit amener : selon Smolin ce sont nous conceptions du temps et de l'espace qui doivent être complètement révolutionnées, et selon Damour la révolution conceptuelle déjà visible dans la théorie des cordes consiste à identifier l'espace-temps aux étants fondamentaux qui y interagissent, à identifier "contenant" et contenu donc.

    Les thèses de Smolin à ce sujet touchent directement à ce que nous thématisons ici comme "mathesis universalis" , et qui pourrait être compris comme la construction (infinie) d'un système de principes sur lesquelles serait fondée la science unitaire future: selon Smolin, le nouveau paradigme concernant le temps et l'espace touche aussi à la relation entre physique et mathématique, qu'il appelle aussi une sorte de "cadeau empoisonné" : il veut dire par là que l'historicime et le rejet des absolus qui deviennent le lot de la physique moderne (puisque l'espace temps est conçu comme dynamique, résultant de l'évolution passée de l'Univers, plutôt que comme absolu) ne saurait être consistant avec le caractère atemporel (plutôt qu'éternel) de la mathématique.

    Ceci touche à une contradiction (qui n'en est pas réellement une selon moi sinon j'abandonnerais toute mon activité sur ces blogs) que l'on nous a souvent reprochés concernant notre idée de la "mathesis universalis" : comment concilier le caractère évolutionnaire et "jamais fini" de la science avec ce que nous appelons l'absolu de la Raison (humaine-divine) comme mathesis universalis?

    Je me contenterai aujourd'hui d'une réponse qui pourra sembler insatisfaisante mais qui n'en est pas moins pour moi la bonne : l'atemporel de Brunschvicg (plutôt que l"éternel et l'immortel de Badiou) coîncide avec (ou se trouve avec) le Temps de l'activité intelelctuelle qui est la "tâche infinie" de la philosophie selon Husserl (cad la mathesis universalis selon nous); la transcendance c'est l'immanence radicale; l'absolu c'est le relatif.

    Je dois aussi faire remarquer que la critique de René Guénon contre la (mauvaise) science moderne occidentale, selon laquelle elle n'aurait aucun principe contrairement à la prétendue "science traditionnelle" qu'il entend faire connaitre aux "happy few", cette critique tombe complètement à l'eau : Guénon ne savit pas ce dont il parlait en mal....et cela arrive bien souvent il me semble hélas !


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