• l'obscur sujet du désir peut il en être l'objet ? et vice-versa !

    Je continue donc, comme promis dans l'article précédent, sur le récit de Philippe Jaccottet : "L'obscurité".

    Rappelez vous le petit conte imagé que j'avais inventé ici même, dans les deux articles sur notre situation de naufragés de la civilisation :

    http://www.blogg.org/blog-30140-billet-suave_mari_magno-1121061.html

    http://www.blogg.org/blog-30140-billet-le_second_degre_de_l_echelle_de_jacob___amour_universel-1121364.html

    Nous sommes sur le point de nous noyer, après le naufrage du Titanic qu'est la civilisation moderne , alors apparaît un hélicoptère envoyé d'En Haut ("là où l'on peut ce que l'on veut", dit le Dante), ou plutôt toute une noria d'hélicoptères , mais un seul est le bon....il nous envoie une échelle de corde, à nous de saisir notre chance et de grimper un à un les barreaux de l'échelle, en pleine tempête..

    une fois parvenus à l'hélicoptère, si du moins nous y parvenons, notre situation sera moins difficile : l'hélicoptère , une fois qu'il aura fait le plein de naufragés (il y aura toujours d'autre hélicoptères pour les malheureux qui restent à l'eau, car la miséricorde du CHRIST-LOGOS est Infinie), il s'élèvera dans ce que nous avons appelé le "monde spirituel" (utilisant un vocable d'inspiration anthroposophique)... mais en attendant, nous sommes dans une situation très périlleuse, grimpant avec peine les barreaux, devant en plus nous hâter car des camarades plus bas attendent que nous "libérions" le barreau où nous sommes en accédant au barreau supérieur, pour y accéder à leur tour...si jamais nous tardons trop, les occupants (célestes) de l'hélicoptère "s'occuperont de nous", nous rejetant à la mer pour que d'autres plus courageux et surtout moins paresseux que nous aient la chance de s'en tirer...

    nous avons mis le pied sur le premier barreau, celui qui correspond à la révélation du "Dieu des philosophes et des Savants" dans le fait de la science mdoerne, de la physique mathématisée née au 17 ème siècle européen; puis nous essayons péniblement de poser le pied sur le second barreau, celui de l'amour universel (pas l'amour sexuel entre homme et femme, qui est de l'ordre pulsionnel et animal, celui du niveau de la mer des instincts où nous avons manqué nous noyer);

    nous constatons notre impuissance, l'impossibilité où nous sommes d'aimer véritablement : car nous sommes les êtres..."compliqués", disons le comme cela, qui sommes issus du développement de la civilisation occidentale moderne, sur trois ou quatre siècles.

    Dostoïevsky, dans "Le sous-sol", écrit avant la révolution bolchevique mais l'annonçant,  a dit des choses définitives et très justes sur nous : nous ne savons plus ce que c'est que la vie, si l'on nous enlève nos bouquins et nos théories nous sommes complètement perdus... nous ne voulons plus descendre d'un père et d'une mère de chair, nous voudrions "naître directement de l'esprit"... d'une éprouvette, dans un laboratoire, pour parler clairement... mais même cela ne nous suffit pas : à l'image des anciens gnostiques, nous voudrions pouvoir dire : "Je me suis créé moi même"; à l'instar de Plotin nous voudrions pouvoir dire : "ce n'est pas à moi de me courber devant les dieux, c'est à eux de se courber devant Moi".

    Nous sommes les présomptueux, les orgueilleux (pour reprendre le titre d'un film mervelleux avec Gérard Philippe et michèle Morgan), les vaniteux, si vous voulez..car nous sommes vains, vides, nous sommes les "hommes creux" dont parle T S Eliot dans un de es grands poèmes que Francis ford coppola faisait réciter à Marlon Brando dans "Apocalypse now"...

    "we are the hollow men we are the stuffed men"

    nous possédons beaucoup de savoirs théoriques, mais cela ne nous aide pas beaucoup, bien pire même cela nous enfonce... pour les choses les plus simples de la vie, comme de séduire une femme par exemple, les hommes que nous appelons "primitifs" , venant d'autres civilisations, sont bien plus habiles que nous....et tant mieux d'ailleurs, car nos intentions, concernant l'amour et le sexe, sont impures : nous portons avec nous un malheur et une souffrance infinis, et nous les transmettons aux autres comme une maladie honteuse, une malédiction...

    bref : nous sommes complètement foutus...nous ne pouvons pas nous aimer nous mêmes, alors comment pourrions nous aimer les autres ? et d'ailleurs nous sommes plein de mépris envers nos semblables, et d'infatuation ....

    bref nous sommes fort peu chrétiens, même pour ceux d'entre nous qui sommes nés "chrétiens" (extérieurement) , et pour ceux d'entre nous qui sommes nés "juifs", c'est la même chose, sous des dehors différents...

     nul doute que ce ne soit là qu'il faille chercher la cause du déclin du christianisme en Europe, c'est finalement un signe positif, le signe que les gens n'en peuvent plus de cette hypocrisie ! qu'ils savent obscurément (sans souvent se l'avouer) qu'ils ne sont plus à la hauteur de cette chose extraordinaire qu'est le christianisme, et qui a fait de l'europe ce qu'elle est, à savoir, quand même, la civilisation qui est supérieure à toutes les autres...

    et pourtant il nous faut apprendre à aimer , à nous aimer et à aimer les autres, et à aimer Dieu par dessus tout : il le faut, il nous faut passer ce second degré de l'échelle pour accéder ensuite aux échelons supérieurs, car sinon nous retomberons à la mer, tôt ou tard, c'est une certitude, et nous n'aurons pas une seconde fois la chance de voir l'échelle passer à notre portée : nous nous noierons corps et bien, dans la mer du Néant !

    et "Dieu" n'y pourra rien : c'est ici que le "Dieu" des croyances vulgaires (pour parler comme Descartes) , le bon Dieu-papa qui pardonne toujours et sur l'épaule duquel nous pouvons aller pleurer, ce "Dieu" se révèle comme une vaine Idole. Dieu n'est pas un être, une "présence" que nous rencontrerions face à face, en restant à notre niveau inférieur, celui de la mer des pulsions.

    pour aller à Dieu, nous devons monter, c'est à dire nous quitter nous mêmes (comme êtres naturels, pulsionnels)   pour aller vers nous mêmes (comme êtres spirituels) : tel est le sens de l'émigration d'Abraham dans "Bereshit".

    Oui, il y a d'autres barreaux à l'échelle, au dessus des deux échelons dont nous avons parlé : mais cela ne sert à rien de nous interroger dessus, puisque pour l'instant nous sommes bloqués au second barreau, celui de l'amour, impuissants que nous sommes à aimer...

    ces barreaux supérieurs, on en trouve des évocations dans la philosophie, par exemple chez Spinoza quand il parle de la "gloire de Dieu" comme Amour de dieu envers les créatures, ou bien chez Fichte; Brunschvicg ne parle que des deux premiers, mais cela ne veut pas dire qu'il pense que les autres n'existent pas...nous en trouvons aussi des évocations chez certains mystiques, comme Angelus Silesius, Eckhart, ou bien dans l'anthroposophie de Rudolf Steiner, quand il décrit les stades supérieurs de connaissance : connaissance imaginative, intuitive, inspirée.

    Quand à l'hélicoptère, c'est ce que Balzac ou Saint Martin appellent  l"Eglise invisible.

    C'est le troisième genre de connaissance de Spinoza.

     C'est la Wissenschaftlehre ("doctrine de la science") de Fichte entièrement comprise et réalisée.

     C'est l'accès à la cité de Dieu de Saint Augustin.

    C'est le "penser spirituel" de Constantin Brunner.

    C'est le "Savoir absolu" de Hegel.

    C'est le salut qui consiste selon Brunschvicg à "renoncer à la mort", c'est à dire à remplacer totalement l'homme naturel par l'homme spirituel.

    C'est le développement infini des trois "étages" supérieurs de l'être humain selon l'anthroposophie de Rudolf Steiner : Manas, buddhi, Atmâ , ou Soi spirituel, Esprit de vie, et Homme Esprit...

    Attar, dans le "Langage des oiseaux", en dit : "à partir d'ici, la voie continue, mais il n'y a plus de voyageur"...

    Mais que nous sert de parler de cela, bloqués que nous sommes sur le second échelon, dans le froid et la tempête des "pulsions naturelles" impuissants que nous sommes à le franchir ?

    tant que nous sommes dans cette situation, nous sommes toujours en grand danger de retomber à la mer, c'est à dire à la "Nature"... là où selon l'image bien connue en Alchimie, le "Vieux Roi" nage , et doit mourir...

     C'est exactement cette (re)chute à la mer que décrit Philippe Jaccottet dans "L'obscurité" ...

    Un homme , un artiste, un penseur, le "Maître", s'était élevé peu à peu, grâce à son travail spirituel, sur l'échelle de l'Etre, il avait conquis des admirateurs, il avait inspiré des "disciples" qui le considéraient comme leur "Maître" : pour eux, il était inconcevable que cet être admirable chute, pour tomber plus bas même que les humbles ou les médiocres, ceux qui vivent pour survivre, avoir un travail comme gagne-pain, fonder une famille, avoir quelques plaisirs et puis...mourir.

    Et pourtant c'est ce qui est arrivé, et c'est ce que Jaccottet décrit dans le récit : l'obscurité.

    Car, au fond, la voie spirituelle est d'abord la voie de l'aventure (pour parler comme les romans de chevalerie du moyen Age, qui gagnent à être lus dans la perspective que nous ouvrons ici) , des aventuriers de l'esprit, celle de l'extrême danger (comme le dit souvent Nietzsche)...

    ceux qui restent à la mer "naturelle" et "pulsionnelle", sans faire l' effort d'en sortir parce qu'ils n'envisagent même pas l'existence d'un monde spirituel, ou bien qui restent bien au chaud dans leur "communauté religieuse naturelle", celle de leur naissance, bien sûr ils se noient, bien sûr ils meurent , mais finalement ils "risquent" moins que les aventuriers de l' esprit : ceux qui entreprennent de grimer un à un les barreaux de l'Echelle.

    C'est d'ailleurs ce que comprend le "disciple", à la fin du récit de Jaccottet; voici ce qu'il dit :

    "Ce sont peut être les légers, les téméraires qui ont raison : je ne dis pas les sûrs d'eux mêmes, mais ceux qui acceptent et courent le risque de se perdre sans espoir de compensation"

    Il parle là de ces aventuriers de l' esprit, ceux aussi dont parle Lachelier quand il explique que la vraie religion se situe toujours en dehors du groupe, même si celui ci s'appelle "religieux" ou "communauté religieuse" ( ou bien "oumma", de nos jours).

    Clawdia Chauchat, la femme russe dont Hans Castorp tombe éperdument amoureux dans "La montagne magique", de Thomas Mann, ne dit pas autre chose : "il est plus moral de se perdre soi même que de se conserver".

    Le disciple, dans le récit de Jaccottet, comprend à la fin ce qu'il croit être (et avec justesse, sans doute) les "raisons" de la chute de son Maître : celui ci avait en quelque sorte "triché" avec les difficultés, non pas bien sûr comme on triche au jeu, ou bien dans les affaires, mais inconsciemment, sans le comprendre ni le vouloir: il avait voulu gagner sur tous les plans, conserver sa "belle âme" pure et sans tache , loin des tares médiatiques et de leur médiocrité "massificatrice", mais sans longer le précipice de la solitude et de l'exclusion sociale, ou de très loin : et finalement ce précipice l'a en quelque sorte rattrapé, et il s'y est jeté de lui même, pour ne plus vivre dans l'angoisse d'y tomber en entraînant avec lui ceux qu'il aime...

    il a contrevenu à la principale maxime de sagesse évangélique selon Brunschvicg :

    "nul ne peut servir deux maîtres à la fois"...

    "qui veut sauver son âme la perdra"

    "à celui qui a, on donnera; à celui qui n'a pas, on retirera même ce qu'il a"

    il a voulu, le Maître,  cueillir la rose sans les épines, les fruits de l' esprit sans "le sérieux, la patience, la profonde et tragique douleur du négatif", sans l'oeuvre au noir des alchimistes, sans la tragédie du "travail de la négativité" selon Hegel...

    nul ne pourra entrer dans la Terre promise d'Israel sans quitter l'Egypte et passer 40 années au désert, dans l'errance solitaire...

    le Royaume des cieux appartient aux violents et aux audacieux...

    Si nous voulons pratiquer l'Imitation du Christ, il nous faut, comme le Christ, commencer par descendre aux enfers , en vue de l'apothéose qui commence par la connaissance de soi, selon la parole de Hamann citée par Brunschvicg:

    la connaissance de soi, c’est la descente aux enfers, qui ouvre la voie de l’apothéose "

    seulement attention : les aventuriers de l'esprit, ce n'est pas la même chose que les aventuriers....

    le Zen, d'après le sermon dun maître, est comparable à l'art de cambrioler : mais cela ne consiste pas à vivre de cambriolages ..le génie est certes le frère du fou et du criminel, mais s'il devient un fou ou un criminel, cela veut simplement dire qu'il n'a jamais été un génie, seulement une pâle imitation.

    Quand Faust, dans le "Second Faust", demande à Satan-Méphistophélès , de lui dire "où s'ouvre le chemin", pour descendre au Royaume des Mères, celui ci lui répond :

    KEIN WEG !

    point de chemin !

    il te faudra voguer par les solitudes...

    le chemin (spirituel) ne conduit nulle part "dans le monde" : il s'ouvre vers l'intérieur, par l'approfondissement du cogito de Descartes, qui a donc indiqué l'entrée pour les hommes de l'avenir, les hommes creux : nous !

    Nietzsche dit, quant à lui :

    «derrière nous il n'y a plus de route...au dessus de ce chemin est écrit le mot "impossible"...pour y parvenir il te faudra monter par dessus ta propre tête, foulant aux pieds ton propre coeur : comment voudrais tu faire autrement ?»

    Pour trouver l'Esprit, il vous faut absolument et totalement renoncer au monde !

    pas de demi mesure... "nul ne peut servir deux maîtres à la fois". Il s'agit de ce qu'on appelle un point : un choix définitif, un engagement, un embranchement sans solution de retour.

    Aussi voudrais je vous dire, à vous qui avez bien voulu lire jusque là :

    N'ayez pas peur ! n'ayons peur de rien, sauf de la peur!

    bien sûr, il est certain que les temps qui viennent ne ressembleront en rien à ceux qui ont précédé, et que cela signifiera sans doute pour nous, pauvres pécheurs, le roulement des  tambours et la salve  du peloton d'exécution.

    mais ce n'est peut être pas une si mauvaise nouvelle que cela : après tout, que voulons nous vraiment conserver de ce vieux monde qui s'enfonce sous nos yeux dans le Néant?

    "Etre ou ne pas être"..."to be or not to be"  dit Hamlet.

    Qui dit aussi, à la fin : "Le reste est silence"

    silence de mort, et non Silence du Verbe..."en ma fin mon commencement"

    L'émigration d'Abraham passe par l'exil intérieur..je suis toujours aussi bouleversé, comme au premier jour, par la fin du premier livre d'Urizen, de William Blake : nous sommes, nous les hommes creux d'Occident, les fils d'Urizen qui restent :

    http://facstaff.uww.edu/hoganj/contents.htm

    «And their children wept, & built
    Tombs in the desolate places,
    And
    form'd laws of prudence, and call'd them
    The eternal laws of God

    6. And the thirty cities remaind
    Surrounded by salt floods,
    now call'd
    Africa
    : its name was then Egypt.


    7. The remaining sons of Urizen
    Beheld their brethren shrink together
    Beneath the
    Net of Urizen;
    Perswasion was in vain;
    For the ears of the inhabitants,
    Were wither'd, & deafen'd, & cold:
    And their eyes could not discern,
    Their brethren of other cities.

    8. So Fuzon call'd all together
    The remaining children of Urizen:
    And
    they left the pendulous earth:
    They called it Egypt, & left it.


    9. And the salt ocean rolled englob'd »

    Alors Fuzon rassembla ce qui restait des Fils d'Urizen

    et ils quittèrent la terre oscillante

    Ils l'appelèrent Egypte, et ils la quittèrent


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