• Dieu des savants, ou des scientifiques ?

    Ce blog a connu depuis quelques temps une évolution qui peut sembler surprenante, voire brutale et incompréhensible à beaucoup..

    Alors que nous campions depuis longtemps sur la position intransigeante (en apparence) de Brunschvicg lors de la "querelle de l'athéisme", résumée dans l'introduction de son exposé de 1928 :

    http://www.blogg.org/blog-30140-page-la_querelle_de_l_atheisme-790.html

    "Le drame de la conscience religieuse depuis trois siècles est défini avec précision par les termes du Mémorial du 23 novembre 1654 (de Pascal): entre le Dieu qui est celui d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et le Dieu qui est celui des philosophes et des savants, les essais de synthèse, les espérances de compromis, demeurent illusoires."

    voici que nous entamons, semble t'il, un "exil", une errance au désert , dirigée non plus vers la terre promise strictement philosophique mais vers un continent (ou un ciel ?) plus vaste que nous appelons "philosophie chrétienne" et dont nous "croyons" (sans pouvoir évidemment le vérifier immédiatement) qu'elle est identique, ou qu'elle contient, ou englobe, la stricte philosophie "négative" et " strictement critique", qui consiste à s'en tenir aux résultats de la science positive, la physique mathématiques...

    or il a été démontré par les philosophes spiritualistes d'avant guerre (les Bréhier et autres) , la "philosophie chrétienne" est une impossibilité, un peu comme "cercle carré"... il existe un fameux article portant là dessus me semble t'il..

    encore plus scandaleux, nous avons annoncé que désormais nous ne nous interdirions plus de fouler des terres bien plus "incertaines" (peut être des mirages du désert ?) , dites "théosophiques" et "anthroposophiques"...pas seulement la "doctrine secrète" de Blavatsky ou de Steiner, mais des gens comme Jacob Boehme , Franz Von Baader, ou même Schelling, dont la dernière philosophie, ou "philosophie positive", est par certains côtés de nature théosophique, en tout cas sort totalement du strict idéalisme critique que Brunschvicg refuse de dépasser, et pour de bonnes raisons...la dernière philosophie de Schelling qui a été aussi attaquée par un ami et admirateur de Brunschvicg, quoique très éloigné de sa pensée : Vladimir Jankelevich...

    Il y a quelque chose qui doit être bien compris avant de condamner définitvement notre approche et notre changement de paradigme (??).

    C'est que d'abord cette fameuse "philosophie chrétienne" est thématisée, posée par nous uniquement à titre d'hypothèse: pour l'instant je ne sais pas ce que c'est...

    Et d'autre part elle est, si elle existe, sous condition du Dieu des philosophes et des savants, c'est à dire la condition de possibilité de la science moderne, grecque puis européenne, ou plutôt de la Pensée qui rend celle ci possible.

    Si ce Dieu des savants, dont l'existence (qui est un fait) de la physique mathématique moderne depuis le 17 ème siècle est en quelque sorte la "preuve", si ce "Dieu" donc s'avérait être une illusion, alors adieu veaux, vaches, cochons, couvée : toute notre approche tombe à leau, et nous avec !

    Or il existe un livre, dont j'ai déjà parlé, écrit récemment par Paul Jorion : "Comment la vérité et la réalité futent inventées", qui affirme précisément démontrer rationnellement que les inventions grecques et celles des "jeunes turcs" de l'astronomie du 17 ème siècle sont certes fructueses mais n'ont aucun caractère "nécessaire" , qu'il existe des aalternatives, notamment la pensée chinoise ou les pensées dites "sauvages" étudiées par Lei-Strauss..

    et démontrant cela  par une démarche strictement philosophique s'appuyant sur Aristote et Kojève, et rentrant très en profondeur dans les détails de la science mathématisée pour la critiquer...il est d'ailleurs un représentant typique de l'intelligence moderne, en ce qu'il reconnaît la portée des "modèles" pathématiques (pour opérer sur les phénomènes réels et les prédire) mais absolument pas la validité des théories philosophiques dérivées des théories scientifiques, comme la Relativité ou la physique quantique...en gros, il refuse de dépasser le strict pragmatisme de l'école de Copenhague...

    selon Jorion nous serions arrivés au bout , dans l'époque des rendements de plus en plus décroissants, de cette invention moderne, purement humaine, dérivant du "miracle grec", et qui ne saurait être le "signe" d'une Pensée absolument universelle dont la "source" est précisément le Dieu des savants (tel qu'il est encore évoqué par Einstein qui en voit la "trace" dans le fait miraculeux que l'univers soit compréhensible mathématiquement).

    Jorion clame, bien au contraire, que les prétendues avancées théoriques de la physique et ses "entités" cachent le plus souvent des artifices algébriques, nés justement d'artifices précédents...et aussi que ces résultats jugés fascinants (comme les théorèmes d'incomplétude de Gödel) sont ceux d'une rationalité affaiblie par rapport à la rationalité sitrictement classique , celle d'Aristote dans sa théorie de la démonstration.

    Je ne suis pour l'instant pas en mesure de réfuter complètement Jorion, je le ferai peut être un jour, mais il est clair que cela réclame un travail et un temps considérable. Disons seulement que j'ai plusieurs indices, comme par exemple le fait qu'il n'est visiblement pas un "spécialiste" de la physique mathématique de pointe (mais moi non plus !) et que cela se voit à plusieurs endroits de son livre...

    en fait, s'il s'avérait que Jorion a raison, et que je le reconnaissais, ce blog s'arrêterait évidemment immédiatement, compte tenu de ce que j'ai dit plus haut...

    Mais il n'y a pas que Jorion comme pierre d'achoppement : j'ai déjà dit ici que le livre (extraordinaire) de Lee Smolin (qui lui est un physicien théoricien de pointe) : "Rien ne va plus en physique" brosse un tableau très sévère, apocalyptique même, des milieux scientifiques américains actuels (et si c'est vrai pour les américains, on ne voit pas pourquoi cela ne le serait pas pour les européens ou les asiatiques), motivés le plus souvent uniquement par le profoit, la gloire personnelle et l'avancement professionnel, et non pas par l'avancée philosophique de l'humanité..

     on est très loin des "savants" absolument désinteressés dont parle Brunschvicg, et d'ailleurs, moi même , ayant travaillé longtemps dans le milieu "scientifique", j'ai pu constater que Smolin a raison...

    doit on pour autant en conclure que les "savants" uniquement motivés par l'avancement spirituel de l'humanité sont une construction idéologique de Brunschvicg ?

    certainement pas, à mon sens, et il existe des exemples de réels "savants", dont le dernier universellement assignable est Einstein, parfait exemple d'un grand scientifique, auteur d'avancées majeures en physique, qui est en même temps un philosophe, soucieux de l'intelligibilité du Tout, à l'exemple dde son Maître philosophique Spinoza...il y en a d'autres, ceux du 17 ème siècle bien sûr, mais aussi des gens comme Penrose ou William Lawvere de nos jours....

    ces personnes là sont le sel de la terre...

    on doit donc reconnaître une différence radicale entre scientifiques, fidèles uniquement au Gestell, et savants, qui sont des scientifiques au ddessus de tout reproche mais qui sont fidèles par desus tout à l'exigence philosophique qui s'énonce :

    μελετα το Παν

    sois soucieux (avant tout) du Tout...

    Pourquoi est ce si important de reconnaître cette différence, qui prend la forme et l'importance d'un gouffre ? le film "AGORA" dont j'ai parlé dans les deux derniers articles, permet de le comprendre...

    Il y a au début du film un passage très beau : celui où Ammonius (le chrétien fanatique qui marche dans les flammes pour prouver la vérité , croit-il, de sa foi et la fausseté de celle des païens) entraîne dans une église l'esclave Davus qui lui demande comment cela se fait qu'il peut marcher dans le feu sans mourir, "comment ça marche ?"....

     pour expliquer comment ça marche, il "botte en touche" en disant qu'il suffit de prier avec conviction , mais ce n'est pas cela l'important... et d'ailleurs n'importe quel fakir hindou (non chrétien donc) fait bien mieux, et il me souvient d'avoir lu dans le temps un article expliquant qu'il existe une "technique", accessible à tout le monde (suffisamment entraîné, et ayant le coeur bien accroché) pour marcher pieds nus sur des braises incandescentes sans se faire (trop) de mal...alors que dans le film Ammonius porte des sandales... mais peu importe, ce n'est pas cela l'important...

    La beauté de cette scène, elle éclate quand Ammonius (qui n'a rien à voir avec le philosophe chrétien et néo-platonicien Ammonius Saccas, qui vivait à Alexandrie au 3 ème siècle) donne à l'esclave Davus des morceaux de pains à distribuer aux indigents affamés qui se jettent dessus en remerciant et en rendant grâces à Dieu ; il lui dit alors :

    "il est là, le miracle, et nulle part ailleurs"

    ce qui veut dire , implicitement, que marcher dans les flammes n'est qu'un tour de passe passe, difficile et dangereux certes mais qui devient possible avec un peu de technique et surtout d'audace, ou de confiance en soi, qualités que donne le fanatisme (mais pas seulement lui)...

    tandis que la charité, le partage, l'agapè, c'est un miracle de Dieu !

    plus précisément : le fait que quelqu'un qui a faim prélève sur sa nourriture déjà insuffisante pour donner à encore plus affamé que lui (car donner aux pauvres des fonds publics qui ne nous sont pas destinés, comme le fait un fonctionnaire, ce n'est aucunement un miracle, seulement une routine administrative, sinon l'Etat serait Dieu, ce qui est d'ailleurs la thèse de certains fanatiques politiques ceux là).

    Ammonius est donc réellement chrétien en ce sens qu'il éprouve réellement l'esprit de charité et d'amour désintéressé envers les miséreux (mais sans doute dans le but de les gagner à sa foi).

    comment se fait il alors que ce christianisme alexandrin du 4 ème siècle, "supérieur" certes au paganisme en ceci qu'il ne distingue pas entre maîtres et esclaves, et qu'il encourage à partager les biens, pour soulager la détresse des miséreux (alors que le paganisme les laisse mourir), aboutit au fanatisme le plus détestable, au mépris des femmes considérées comme devant être soumises aux hommes (comme dans l'Islam de toujours)?

    comment se fait il qu'Ammonius, doté d'une elle énergie pour donner à ceux qui ont faim , d'une telle force de prédication, devient un sombre fanatique qui tuera un prédicateur païen en le précipitant dans le feu alors que l'autre refusait de tenter lui aussi de marcher dans le brasier, et tentera de tuer d'un jet de pierrre le préfet Oreste, qui refuse de plier le genou devant l'Evangile falsifié de Cyrille (le film fait comprendre que c'est lui, Cyrille, qui a ajouté un passage sur l'infériorité des femmes) ?

     et Ammonius sera exécuté pour cette tentative de meurtre sur le préfet, et sera canonisé par cyrille comme Saint Taumasius, premier martyr du christianisme alexandrin !

    La raison de ce funeste échec du christianisme, nous l'avons indiquée ici à plusieurs reprises , et nous le ferons à nouveau ici :

    elle est que si la charité était réellement insufflée aux âmes des chrétiens de cette époque, l'intelligence, elle, n'était pas encore christianisée par la science moderne, il faudra attendre pour cela douze siècles encore, Copernic, Kepler et Galilée...

    Le film suggère qu'Hypathie avait déjà trouvé, après une intense ascèse intellectuelle de plusieurs années (s'ajoutant à une ascèse dans tous les domaines, sexuel notamment, mais c'est bien sûr l'ascèse intelelctuelle qui est cruciale, les autres n'en sont qu'un adjuvant), ce que trouvera Kepler 1200 plus tard; mais je ne sais pas dans quelle mesure cette affirmation correspond bien à la réalité, je ne suis pas assez savant en histoire de la philosophie pour cela...

    C'est en cela que le Dieu des savants, des philosophes et des savants, puisqu'Hypathie est l'un et l'autre, est "premier", par rapport aux autres aspects de Dieu.

    Ammonius devient un fanatique superstitieux parce qu'il est un ignorant en sciences et en logique. Davus, lui, l'esclave d'Hypathie qui avait assisté à ses cours d'astronomie, non pas comme élève mais comme aide et esclave, se passionne pour les questions relatives aux astres et aux planètes, jusqu'au moment où il devient chrétien par dépit amoureux, devant l'impossibilité d'avoir un commerce charnel avec sa maitresse.

    à partir de ce moment il se désintéresse complètement de ces questions, se réfugiant à la manière des islamistes modernes dans la croyance que seul Dieu connaît la réponse à ces questions, et que l'homme qui cherche à acquérir la science de Dieu (="ilm'u'llâh") est pécheur.

    Il est suggéré ici, c'est en tout cas l'interprétation que je fais du film, car cela correspond à ce que je répète ici depuis des années, que c'est la conversion de l'intelligence à l'absolu désintéressement de la physique mdoerne mathématisée qui est la condition première de toute conversion véritable, c'est à dire véritablement chrétienne.

    La conversion de Davus est fondée sur le dépit amoureux, celle d'Ammonius sur un mélange complexe de sentiments fort peu sympathiques, alliant sans doute ressentiment social, haine raciale-ethnique, peut être (sans doute) ressentiment sexuel, etc..etc..

    Le désastre dépeint par le film se trouve tout entier déjà en germe dans cette simple constatation...et quelle meilleure explication de cela que ces citations de Brunschvicg (dans "Raison et religion") que j'ai souvent données ici ?

    «si les religions sont nées de l'homme, c'est à chaque instant qu'il lui faut échanger le Dieu de l'homo faber, le Dieu forgé par l'intelligence utilitaire, instrument vital, mensonge vital, tout au moins illusion systématique, pour le Dieu de l'homo sapiens, Dieu des philosophes et des savants, aperçu par la raison désintéressée, et dont aucune ombre ne peut venir qui se projette sur la joie de comprendre et d'aimer, qui menace d'en restreindre l'espérance et d'en limiter l'horizon.

     Dieu difficile sans doute à gagner, encore plus difficile peut-être à conserver, mais qui du moins rendra tout facile. Comme chaque chose devient simple et transparente dès que nous avons triomphé de l'égoïsme inhérent à l'instinct naturel, que nous avons transporté dans tous les instants de notre existence cette attitude d'humilité sincère et scrupuleuse, de charité patiente et efficace, qui fait oublier au savant sa personnalité propre pour prendre part au travail de tous, pour ne songer qu'à enrichir le trésor commun !

    ...Les théologiens se sont attachés à distinguer entre la voie étroite : Qui n'est pas avec moi est contre moi, et la voie large : Qui n'est pas contre moi est avec moi. Mais pour accomplir l'Évangile, il faut aller jusqu'à la parole de charité, non plus qui pardonne, mais qui n'a rien à pardonner, rien même à oublier : Qui est contre moi est encore avec moi.

     Et celui-là seul est digne de la prononcer, qui aura su apercevoir, dans l'expansion infinie de l'intelligence et l'absolu désintéressement de l'amour, l'unique vérité dont Dieu ait à nous instruire

    L'ordre est ici (dans la dernière phrase) d'une importance cruciale : l'expansion infinie de l'intelligence passe AVANT l'absolu désintéressement de l'Amour!

    Ceci signifie que la première est la condition, nécessaire mais pas suffisante sans doute, du second.

    Et c'est à cause de ce fait qu'Ammonius ne peut pas réellement accéder à un amour absolument désintéressé, (ni Davus d'ailleurs); or, un amour qui n'est pas totalement universel n'est pas en soi mauvais, mais il est en tout cas incapable d'endiguer les vagues terrifiantes du fanatisme qui submerge Ammonius, et tous les chrétiens d'Alexandrie mis en scène par le film (à part ceux qui ne le sont que par convenance sociale ou politique, comme le préfet)


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