• Guerre dans le ciel : Lee Smolin vs Thibaut Damour

    J'ai assisté hier soir 6 Juin à la conférence-débat organisée à la cité des sciences par les Editions dunod entre deux physiciens théoriciens : Lee Smolin, dont le dernier livre "The trouble with physics" (venant après "Life of the cosmos" et "Three roads to quantum gravity") vient d'être traduit en français chez Dunod sous le titre "Rien ne va plus en physique", et Thibaut Damour, physicien français professeur à l'IHES, auteur de "Si Einstein m'était conté".

    Ce fut une séance remarquable par la hauteur de vue et de pensée des deux intervenants : on doit aussi remercier le physicien Alexei Grinbaum (une personnalité remarquable et attachante, qui donne souvent des exposés à l'ENS ou à l'IHPST) , à la fois d'avoir traduit le livre de Smolin en français et d'avoir assuré la traduction de ses interventions hier soir...comme l'a dit l'organisateur pour cloturer : "remarquable traduction de l'anglais au français assurée par un physicien -philosophe d'origine russe".

    Je donne le lien Internet , car vous pouvez y lire "online" des travaux de Smolin et Damour (cliquer sur "ressources"):

    http://www.cite-sciences.fr/francais/ala_cite/college/v2/html/2006_2007/conferences/conference_342.htm

    La thèse défendue par Smolin est que la théorie des cordes a conquis grâce à des campagnes de promotion "agressives" , depuis ses débuts il y a plus de 30 ans, une position "impérialiste" et dominatrice en monopolisant les crédits de recherche, aux USA tout au moins : il plaide pour une approche accordant plus de place à la diversité (rien à voir avec la "diversité" sarkozyenne, même si Smolin fait part de son admiration pour certains aspects du système de recherche français)...

    J'ai commencé la lecture de son livre, qui s'avère à mon avis être très important, et qui va beaucoup plus loin : selon lui, depuis 25 ans, et pour la première fois depuis le 17 ème siècle, la physique théorique n'a réalisé aucun progrès dans la compréhension fondamentale de l'Univers et de ses lois  (le dernier progrès étant celui du "modèle standard", advenu lors des 25 années précédant 1980). La théorie des cordes n'a pas tenu ses promesses, et d'ailleurs il ne s'agit pas d'une théorie, mais plutôt d'un "bouillonement intellectuel" d'idées modifiables (mathématiquement parlant) à volonté pour coller au réel expérimental et s'aérant donc "non falsifiable" au sens de Popper.

    Smolin ne dit pas que la "théorie" (mot à prendre avec des bémols donc) des cordes est fausse, ou mauvaise, il y a d'ailleurs travaillé à ses débuts : il plaide simplement pour un rééquilibrage, notamment en faveur de son propre domaine de recherches qui est la gravité quantique à boucles ("loop quantum gravity"), qui selon lui est bien plus prometteur dans l'optique de ce que doit être une véritable théorie, à laquelle il assigne trois caractéristiques ou objectifs fondamentaux:

    -être falsifiable , c'est à dire : expliquer des données expérimentales que les autres théories ne permettent pas de comprendre, mais surtout réaliser des prédictions qui pourront être validées ou réfutées, voire permettre d'envisager de nouvelles sortes d'expériences .

    - être basée sur des principes intellectuels permettant d'avancer dans l'unification, et la compréhension des lois de la physique

    -obéir au critère d'indépendance de fonds, qui remonte à Leibniz et sa théorie de l'espace comme système de relations entre étants, et que la relativité générale réalise aussi.

    Il fixe comme objectif à une future "nouvelle théorie", quelle qu'elle soit, de résoudre les 5 grands problèmes qui se posent en physique théorique:  unifier relativité et physique quantique, résoudre les problèmes de fondement de la physique quantique soit en donnant un sens à la théorie existante soit au moyen d'une nouvelle théorie, édifier une théorie unitaire des particules et des forces (ce qui est différent de la première unification entre relativité et physique quantique), expliquer les "paramètres libres" (constantes de l'Univers) du modèle standard, et enfin expliquer la "matière noire " et l'énergie noire" qui ont été mises en évidence des 20 dernières années.

    Touchant au second point ( le fondement de la physique quantique) il s'agit d'un problème largement philosophique: on sait que Feynman, qui était très dubitatif vis à vis de la métaphysique et largement "pragmatique" et virtuose des calculs mathématiques, disait : "si vous comprenez quelque chose à la physique quantique, c'est que vous n'avez rien compris à la physique quantique".

    Damour admet certaines critiques de Smolin, mais selon lui la théorie des cordes reste le domaine de recherches le plus prometteur, et celui qui réalise la révolution conceptuelle et intellectuelle la plus grandiose (puisque l'on sait que les théoriciens des cordes admettent l'existence de 6 dimensions supplémentaires et de nombreuses nouvelles particules par rapport à celles du modèle standard).

    Les deux hommes s'accordent sur le fait que nous vivons une période pré-révolutionnaire, ce qui expliquerait l'immobilisme actuel.

    Le débat avait aussi une importance spéciale, du fait qu'il s'inscrit dans ce à quoi Smolin fait allusion dans son livre sous l'appellation des "menées du camp sociologique contre la science" : il s'agit de ces mouvements de pensée (regroupant des gauchistes , post-modernes, religieux, féministes ultras, homosexuels,etc...) selon lesquels la science obéit aux mêmes logiques de pouvoir et de soumission à l'argent que les autres activités humaines, .... en les poussant un peu plus loin on arrive toujours à leur faire cracher le "grand morceau" : "la prétendue raison est une affaire d 'hommes blancs qui veulent conserver leurs prérogatives et privilèges par rapport aux "minorités", aux femems, aux peuples non occidentaux etc...

    Smolin entend défendre la science contre ces menées, et à ce titre nous ne pouvons que le soutenir, et d'ailleurs Thibaut Damour ne s'oppose pas à lui sur ce point, contrairement à ce que laissaient penser certaines présentations maladroites de la conférence d'hier... d' un autre côté il ne saurait être assimilé à ces "homems blancs" réactionnaires, qui selon lui existe, ce qui l'amène dans son livre à prendre la défense de la discrimination positive en faveur des noirs et des femmes aux USA, ces deux dernières catégories étant selon lui sous-représentées dans les départements de physique. Je connais certainement moins bien que lui la situation américaine, mais je le rejoindrai certainement sur un point : c'est qu'aucune mesure de "discrimination positive" ne pourra faire cesser l'exclusion des "gens qui pensent différemment"....toute la difficulté étant de faire le partage, concernant ceux ci, entre les gens qui proposent réellement de nouvelles voies de pensée (scientifique) et les neuneus sectaires ou mystico-allumés.

    Lors de la conclusion du débat, les deux intervenants ont expliqué leur conception de ce qu'ils appellent "les mutations conceptuelles et philosophiques" que la future évolution de la physique doit amener : selon Smolin ce sont nous conceptions du temps et de l'espace qui doivent être complètement révolutionnées, et selon Damour la révolution conceptuelle déjà visible dans la théorie des cordes consiste à identifier l'espace-temps aux étants fondamentaux qui y interagissent, à identifier "contenant" et contenu donc.

    Les thèses de Smolin à ce sujet touchent directement à ce que nous thématisons ici comme "mathesis universalis" , et qui pourrait être compris comme la construction (infinie) d'un système de principes sur lesquelles serait fondée la science unitaire future: selon Smolin, le nouveau paradigme concernant le temps et l'espace touche aussi à la relation entre physique et mathématique, qu'il appelle aussi une sorte de "cadeau empoisonné" : il veut dire par là que l'historicime et le rejet des absolus qui deviennent le lot de la physique moderne (puisque l'espace temps est conçu comme dynamique, résultant de l'évolution passée de l'Univers, plutôt que comme absolu) ne saurait être consistant avec le caractère atemporel (plutôt qu'éternel) de la mathématique.

    Ceci touche à une contradiction (qui n'en est pas réellement une selon moi sinon j'abandonnerais toute mon activité sur ces blogs) que l'on nous a souvent reprochés concernant notre idée de la "mathesis universalis" : comment concilier le caractère évolutionnaire et "jamais fini" de la science avec ce que nous appelons l'absolu de la Raison (humaine-divine) comme mathesis universalis?

    Je me contenterai aujourd'hui d'une réponse qui pourra sembler insatisfaisante mais qui n'en est pas moins pour moi la bonne : l'atemporel de Brunschvicg (plutôt que l"éternel et l'immortel de Badiou) coîncide avec (ou se trouve avec) le Temps de l'activité intelelctuelle qui est la "tâche infinie" de la philosophie selon Husserl (cad la mathesis universalis selon nous); la transcendance c'est l'immanence radicale; l'absolu c'est le relatif.

    Je dois aussi faire remarquer que la critique de René Guénon contre la (mauvaise) science moderne occidentale, selon laquelle elle n'aurait aucun principe contrairement à la prétendue "science traditionnelle" qu'il entend faire connaitre aux "happy few", cette critique tombe complètement à l'eau : Guénon ne savit pas ce dont il parlait en mal....et cela arrive bien souvent il me semble hélas !


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