• L'antidote au poison post-moderne : l'homme occidental selon Brunschvicg

    Pour replacer les réflexions sur ce qu'est vraiment l'Occident dans une juste perspective, je commence par cet extraordinaire court texte de Brunschvicg définissant ce qu'est "L'homme occidental", il date si je me souviens bien de la fin des années 20, on le trouve en annexe à la fin du premier tome des "Ecrits philosophiques":

    "L'homme occidental, l'homme suivant Socrate et suivant Descartes, dont l'Occident n'a jamais produit, d'ailleurs, que de bien rares exemplaires, est celui qui enveloppe l'humanité dans son idéal de réflexion intellectuelle et d'unité morale. Rien de plus souhaitable pour lui que la connaissance de l'Orient, avec la diversité presqu'infinie de ses époques et de ses civilisations. Le premier résultat de cette connaissance consistera sans doute à méditer les jugements de l'Orient sur l'anarchie et l'hypocrisie de notre civilisation, à prendre une conscience humiliante mais salutaire, de la distance qui dans notre vie publique comme dans notre conduite privée, sépare nos principes et nos actes.

    Et, en même temps, l'Occident comprendra mieux sa propre histoire: la Grèce a conçu la spéculation désintéressée et la raison politique en contraste avec la tradition orientale des mythes et des cérémonies. Mais le miracle grec a duré le temps d'un éclair. Lorsqu'Alexandre fut proclamé fils de Dieu par les orientaux, on peut dire que le Moyen Age était fait.

    Le scepticisme de Pyrrhon comme le mysticisme de Plotin ne s'explique pas sans un souffle venu de l'Inde.

    Les "valeurs méditérranéennes", celles qui ont dominé tour à tour à Jérusalem, à Byzance, à Rome et à Cordoue, sont d'origine et de caractère asiatique......

    quant à l'avenir de l'Occident, il n'est pas ici en cause : une influence préméditée n'a jamais eu de résultats durables, et prédire est probablement le contraire de comprendre.

    Toute réflexion inquiète de l'Européen sur l'Europe trahit un mauvais état de santé intellectuelle, l'empêche de faire sa tâche, de travailler à bien penser, suivant la raison occidentale, qui est la raison tout court, de faire surgir, ainsi que l'ont voulu Platon et Spinoza, de la science vraie la pureté du sentiment religieux en  chassant les imaginations matérialistes  qui sont ce que l'Occident a toujours reçu de l'Orient"

    Il est impossible de surestimer la portée et la valeur de ce texte merveilleux, qui place évidemment la barre très haut, en exposant de manière claire et succincte (mais sans rien omettre) les exigences de probité intellectuelle et morale qui définissent le véritable Occident.

    En même temps il s'agit d'une antidote au poison du désespoir et du nihilisme qui frappent nos consciences, par médias interposés, depuis...bien longtemps !

    Car il est impossible de vivre, de vivre humainement, dans la honte de ce que l'on est et dans la "mauvaise conscience" ...

    Or ce texte de Brunschvicg nous explique non pas ce que nous sommes, mais ce que nous devons être, et en même temps il nous fait comprendre pourquoi nous en sommes arrivés au point de rupture où nous en sommes, par notre propre faute , paresse et lâcheté: parce que nous n'avons pas eu le courage et la force de faire ce qu'il fallait pour être dignes de devenir des "occidentaux véritables", de devenir donc ce que nous sommes.

    Dans le même ordre d'idées, le grand Kant définissait ainsi les Lumières :

     "Les Lumières sont la sortie de l'humanité hors de l'état de tutelle dont elle est elle même responsable".

    Les conceptions de Brunschvicg se situent aux antipodes de celles des "grands orientaux" que sont des gens aussi différents que Joseph de Maistre, René Guénon, Fritjof Schuon , ou Henry Corbin; à ma connaissance Guénon et Corbin ne nomment jamais Brunschvicg (qui pour eux doit être un peu le "diable" en personne), mais dans son livre "Structures", Gilbert Durand, disciple de Corbin, le cite plusieurs fois nommément, comme exemple même de la paranoia théorique occidentale (expression employée par Gérard Granel à propos de Husserl). Et pourtant dans ce même livre "Structures" Durand évoque les équations de la physique mathématique d'Einstein comme analogue de la "voie sèche" de l'Alchimie spirituelle, opposée à la voie humide des images, contes et mythes. Alors : paranoia théorique, ou "voie sèche" ? il faut se décider...et si durand choisit de rester dans ses contradictions, nous nous décidons, nous, pour la voie sèche et abrupte de la mathesis occidentale, par opposition à la voie humide des contes de nourrices orientaux propres à l'état d'enfance de l'humanité, datant d'avant le 17 ème siècle.

    il vaut aussi la peine de citer le début du grand livre d'initiation à la spiritualité d'Occident que constitue le "Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale", qui commence par la guerre autour de Platon et du platonisme : laissera t'on Platon aux mains des orientaux et des romantiques ? ou bien le replacera t'on à sa juste place, celle de fondateur (avec son maître Socrate, qui n'a pas laissé de traces écrites) de l'Occident ?

     

    "Joseph de Maistre écrit dans le livre Du Pape : « Lisez Platon ; vous ferez à chaque pas une distinction bien frappante. Toutes les fois qu’il est Grec, il ennuie, et souvent il impatiente. Il n’est grand, sublime, pénétrant, que lorsqu’il est théologien, c’est-à-dire lorsqu’il énonce des dogmes positifs et éternels séparés de toute chicane, et qui portent si clairement le cachet oriental, que, pour le méconnaître, il faut n’avoir jamais entrevu l’Asie. Platon avait beaucoup lu et beaucoup voyagé : il y a dans ses écrits mille preuves qu’il s’était adressé aux véritables sources des véritables traditions. Il y avait en lui un sophiste et un théologien, ou, si l’on veut, un Grec et un Chaldéen. On n’entend pas ce philosophe si on ne le lit pas avec cette idée toujours présente à l’esprit. » (IV, VII.)

    Il est remarquable que, dès les premières années du XIXe siècle, la réaction contre le rationalisme se traduise par l’« appel à l’Orient ». Le rêve que Bonaparte avait rapporté d’Égypte, n’était-il pas de restaurer cet impérialisme alexandrin qui, dès le lendemain de la mort de Platon, avait consommé la ruine de la civilisation occidentale, et dont aussi bien l’impérialisme romain a été seulement le décalque  ?"

    Henry Corbin, notamment dans ses études sur Sohravardi, définit ce qu'il appelle les "orientaux" dans une perspective spirituelle, etnon pas ethnique ou géographique; nous nous accorderons au moins sur ce point avec lui, puisque Brunschvicg déclare:

    "Aux yeux du philosophe, l’antithèse de l’Orient et de l’Occident est beaucoup moins géographique qu’historique ; et elle ne se limite nullement à une période déterminée de l’histoire européenne. Il ne serait même pas juste de la réduire à l’antithèse de la foi chrétienne et de la philosophie rationnelle ; car le caractère du christianisme, manifestement, a été de ne pas se résigner à demeurer tout entier du côté de la foi, d’aspirer à se fonder sur l’universalité de la raison"

    Et cette antithèse, ou même cette dualité entre Orient et Occident, elle est celle qui existe entre les néo-platoniciens de Perse dont Sohravardi est le plus grand, et les platoniciens qui se rattachent plutôt à l'augustinisme et au cartésianisme comme Brunschvicg et toute la tendance rationaliste occidentale ; elle sépare la tradition, enfermée dans les mythes et les dogmes reçus tout faits par la conscience passive de l'enfance, de la réflexion rationnelle à propos de la science, qui se  caractérise par l'autonomie, le doute cartésien vis à vis des préjugés inculqués pendant l'enfance, propre à la conscience active, virile  et non plus féminine passive ou réceptrice dans la "foi":
    "La dualité, dans le platonisme, de la réflexion philosophique et de la tradition mythologique, fournit un point de départ naturel pour une étude qui consiste à suivre les vicissitudes de la conscience occidentale, et dont la portée est nécessairement subordonnée à l’objectivité de ce que nous appellerons (d’un mot qui nous servira souvent pour exprimer l’esprit de notre entreprise) la mise de l’histoire en perspective."
    Pour échapper au piège et à la prison du relativisme post-moderne, pour qui toutes les cultures et religions se valent, puis qui passe un cran plus loin en se lavant les mains de l'exament rationnel avec un "tout se vaut" bientôt suivi d'un "à quoi bon ?", il convient de tirer les conséquences du texte de Brunschvicg , sans aucune complaisance envers l'esprit du Temps (actuel) qui n'est autre que le démon du nihilisme, celui qui nous avons vu officier il y a quelques jours à Los Angeles (voir les deux articles précédents).
    Non, tout ne se vaut pas : et la civilisation d'Occident est supérieure à celle d'Orient (celle dont les "valeurs" ont dominé tour à tour à Jérusalem, à Byzance, à Rome et à Cordoue) dans la mesure où l'autonomie active, solaire, virile, de la Raison, caractérisée par la lumière intime de la conscience parfaitement claire et lucide, et la transparence morale et intellectuelle absolue,  est supérieure à l'hétéronomie féminine, lunaire et passive de la Foi, caractérisée par l'obscurité et le mystère, qui se mue vite en (auto)mystification.
    Seulement ici attention ! ce que nous venons de dire, et que nous assumons entièrement, ne sera pas bien reçu par l'Esprit du Temps, et les accusations d'europeo-centrisme, voire de racisme, fuseront vite.
    Personnellement cela ne me fait ni chaud ni froid : il y a belle lurette que j'éprouve un complet mépris envers les "belles âmes antiracistes", ce qui ne veut pas dire que j'approuve les racismes, bien au contraire même, c'est exactement l'inverse : l'antiracisme est dévoyé parce qu'il alimente et fait vivre ce qu'il prétend combattre.
    Mais puisque je m'exprime sur un support public, autant essayer de me faire comprendre de la manière juste.
    Certes nous pourrions dire (ce qui serait parfaitement exact) que l'Occident dont nous parlons n'a rien d'ethnique, qu'il est celui de toute femme et tout homme qui entend en faire partie en se conformant à ses exigences de probité et de pureté intellectuelle et morale.
    Mais je sais très bien que cela ne suffira pas, car on nous rétorquera que nous opposons , dans un "choc de civilisations" , deux humanités, que nous cherchons le conflit, la guerre.
    Et en effet nous voulons la guerre d'idées, nous vomissons, nous aussi, les tièdes, les lâches, les partisans du compromis, du "tout se vaut"...
    Voici donc la précision supplémentaire que fera comprendre, du moins je l'espère, ce qui est en jeu ici, et qui n'est rien d'autre que le destin de l'humanité : non, nous n'opposons pas deux populations, deux humanités qui seraient l'une occidentale, l'autre orientale.
    Car l'Occident tel qu'il est défini dans le texte de Brunschvicg n'enferme aucun "héritage", aucun "avoir culturel substantiel" qui permettrait à quelqu'un de dire : "voilà, moi je suis un occidental, et je suis donc supérieur en tant qu'in dividu ou en tant que groupe aux autres aux non-occidentaux".
    Car ce texte ne définit que des exigences d'activité, de réflexion et de pensée, en aucun cas des "acquis" en lesquels nous pourions nous "reposer" dans le sentiment de supériorité satisfaite et de mépris condescendant : car cet état d'esprit, c'est justement celui des "orientaux", comme Joseph de Maistre ou Guénon !
    C'est l'état d'esprit de tous ceux qui pensent que la Vérité a été dite une fois pour toutes dans le passé, dans un Livre (que ce soit les Vedas, la Bible ou le Coran) et que donc les "fidèles de la vraie Foi" , ceux qui se réfèrent à ce Livre Saint, sont supérieurs aux mécréants, ceux qui doutent, qui remettent toujours tout en question.
    L'Occident tel que le définit Brunschvicg ne promet aucun "patrimoine culturel", aucune récompense dans les cieux, il promet seulement du sang, de la sueur et des larmes : car il appelle seulement à travailler sans relâche à bien penser , suivant la raison occidentale qui est la raison tout court, loin des imaginations matérialistes de transcendance , de "monde intelligible" , ou d'éternité imaginative, dans une durée perpétuelle , "dans les cieux"....
    qui peut dire qu'il a satisfait une fois pour toutes à ces exigences ? personne , car ce serait montrer que l'on n'a pas compris la nature de ce qui est ici proposé !
    Mais alors, si personne ne peut se dire "occidental" en ce sens, n'y a t'il pas là seulement de belles formules creuses...
    je ne le crois pas, car il me semble que trois êtres humains au moins, certainement plus, ont "incarné" ces valeurs : Spinoza, Einstein et Brunschvicg.
    Nous pouvons nous en assurer, vérifier la vérité de ce qui est dit ici, en examinant non pas leur vie, quoique celle ci soit au plus haut point digne d'être admirée, mais leur oeuvre !
    C'est à dire en accomplissant le travail , énorme et interminable, d'étudier les philosophies de Spinoza et Brunschvicg, et la physique relativiste d'Einstein. Qui n'est autre que le travail de réflexion et de pensée qui est celui auquel appelle le texte de Brunschvicg...
    Ces trois personnalités représentent trois "incarnations" de ce que Brunschvicg appelle le Médiateur dans la treizième leçon , "La conversion à l'humanité" de "Philosophie de l'esprit" , "médiateur" qui n'est autre que ce que nous pourrions appeler le Christ, ou le Verbe-Logos, qui n'a rien à voir avec le personnage historique de Jésus-Christ ni avec les imaginations et les fabulations à propos du "Fils de dieu" et de la résurrection "après la mort" qui sont celles du christianisme historique (puisque celui ci est contaminé par les valeurs asiatiques, comme le dit Brunschvicg):
    « ce qui s’oppose avec Socrate à la force matérielle du passé social, c’est l’humanité idéale que portent en soi la découverte et le développement de la raison pratique, c’est une sorte de Médiateur tel que sera le Verbe selon Malebranche dans les Méditations chrétiennes, ou le Christ selon Spinoza dans le Tractatus theologico-politicus.

    Le Médiateur est présent chez Galilée devant le Saint Office, comme plus tard, devant la violence acharnée des critiques, chez Lavoisier ou chez Cauchy, chez Pasteur ou chez Einstein. C’est lui aussi qui est, devant les condamnations prononcées par les autorités sociales, présent chez le Pascal des Provinciales et chez le Voltaire de l’affaire Calas, chez le Rousseau de l’Emile et chez le Kant de la “Religion dans les limites de la simple raison”.

    Cette présence est ce qui rend heureux le modèle de justice que Platon a dépeint dans le second livre de la République:

    il sera fouetté, torturé, mis aux fers, on lui brûlera les yeux; enfin, après lui avoir fait souffrir tous les maux, on le mettra en croix, et par là on lui fera sentir qu’il faut se préoccuper non d’être juste mais de le paraître”

    Or le juste parfait, quelle que soit sa destinée, du point de vue physique ou social, est heureux non en songeant à l’avenir, par l’espoir d’un temps où serait matériellement compensé et récompensé le sacrifice actuel, mais par une joie immédiate, intérieure et pleine qui ne laisse place à aucune idée de sacrifice, où il s’exalte au contraire dans le sentiment d’incarner la justice éternelle et universelle »


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