• Le chevalier Husserl , la mort, et le diable

    Voici des extraits de notes personnelles d'Edmund Husserl , datant des années 1906-1908, période où il était en pleine évolution spirituelle et même révolution de pensée par rapport aux années précédentes, celles des Recherches logiques (1900-1901) et avant les années de la maturité (1913, avec les Ideen ).

    Ces notes sont en appendice de l'ouvrage (Vrin) : "Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance  1906-1907".

    Le moins qu'on puisse dire est qu'elles révèlent un Husserl "un peu décalé" par rapport à l'image d'Epinal !

     un Husserl qui  est le véritable héros de la pensée qui ne craint pas de voisiner les gouffres, comme l'acrobate du "Zarathoustra", un Lucifer ou un Prométhée qui va chercher le feu salvateur sur les cimes glacées inaccessibles au commun des mortels, pour le ramener et en faire cadeau à l'humanité...

    ce feu qui n'est autre que le "feu intérieur", "dans le coeur", que transmet le père du film "La route" à son fils, ce qui permettra à sans doute à ce dernier d'échapper aux horreurs cannibales de la "fin d'un monde", ou au moins de na pas y participer lui même :

    http://www.blogg.org/blog-30140-billet-la_route__film_de_john_hillcoat-1119023.html

    Notes du 25/09/1906:

    «sans parvenir à la clarté ...sur le sens, l'essence, les méthodes, les principales perspectives d'une critique de la raison, sans en avoir pensé, établi et fondé une ébauche générale, je ne peux pas vivre vraiment ni véritablement. Les tourments de l'obscurité et du doute vacillant de part et d'autre, j'en ai suffisamment profité. Je dois parvenir à une stabilité intime. Je sais qu'il s'agit là de grandes et de très grandes choses, je sais que de grands génies y ont échoué. Et si je voulais me comparer à eux, je devrais d'emblée désespérer. Je ne veux pas me comparer à eux, mais sans clarté je ne peux tout simplement pas vivre. Je veux et je dois, dans un travail désintéressé, dans un approfondissement purement objectif, m'approcher des buts supérieurs. Je combats pour ma vie et pour cela je crois en l'espoir de pouvoir progresser. La nécesité vitale la plus forte, la légitime défense contre les dangers de la mort donnent des forces insoupçonnées, démesurées. Je n'aspire pas ici aux honneurs ni à la gloire, je ne veux pas être admiré, je ne pense pas aux autres ni à un appui extérieur pour moi.Une seule chose me remplit : je dois obtenir la clarté, sans cela je ne peux pas vivre, je ne peux pas supporter la vie si je ne peux pas croire que je conquiers cela, que je peux effectivement, et moi même, et avec un regard clair, entrer intuitivement au sein de la Terre promise.....

    ...avant tout j'ai besoin de l'assistance du Ciel. De bonnes conditions de travail et une concentration intime, l'union intime avec les problèmes. Sans cesse lire, améliorer, réécrire les anciens manuscrits. Et se sentir prêt et être prêt pour le grand but cf Amiel...

    Comme je suis faible : j'ai besoin de l'assistance des grandes âmes. par l'abondance de leur force et de leur volonté pure ils doivent me fortifier. Je m'imprègne totalement d'eux et j'apprends à détourner le regardde l'occupation quotidienne qui me tire vers le bas.

    O mon Dieu , cette dernière année ! comme j'ai dû me laisser paralyser par le mépris collégial, par le rejet de la faculté, par la déception de l'espoir d'une place extérieure. Ai je jamais travaillé pour cela ?...

    des dispositions d'esprit pures, une vie intérieure pure, s'imprégner des problèmes et purement d'eux et être tourné seulement vers eux, tel est mon espoir pour l'avenir. si cela ne réussit pas, je ne peux alors vivre qu'une vie qui est bien plutôt une mort... l'heure a sonné à laquelle je dois prendre la décision. Ce n'est pas la simple "volonté", , comme une résolution prise une fois, qui suffit. Il est besoin du renouvellement intime, ou de la purification et de la stabilité intimes.

    Contre toutes les choses extérieures, contre toutes les tentatives du vieil homme, je dois m'armer, me cuirasser neuf fois d'airain.

    Je dois aller mon chemin d'une façon aussi assurée, aussi fermement résolue et aussi sérieuse que le chevalier de Dürer, malgré la mort et le diable. Hélas, la vie a été pour moi suffisamment grave. La sérénité de la jouissance sensible de la vie m'est devenue étrangère et doit me rester étrangère.

    Je ne dois pas être passif (et la jouissance est passivité).

    Je dois vivre dans le travail, dans le combat, dans la lutte douloureuse et grave pour la couronne de la vérité.

     La sérénité ne manquera pas: le ciel serein au dessus de moi si j'avance bravement et sûrement, comme au dessus du chevalier de Dürer ! et que Dieu soit avec moi comme avec lui, bien que nous soyions tous pécheurs.»

    notes du 6/03/1908 :

    «les vacances de Pâques ont commencé. Je suis ici seul. J'espère me rassembler. J'espère surmonter la dissociation intime. Je veux me reconstruire et donner à ma vie spirituelle la référence unitaire à ses grands buts. J'étais et je suis "en grand danger pour ma vie".

    eh bien comme il plaît à Dieu !mais je veux vaincre ou mourir. Mourir spirituellement, succomber au combat pour la clarté intime, pour l'unité philosophique, et vivre encore physiquement : cela, je l'espère, ne me sera pas dévolu et ne sera pas possible pour moi.»

    Ces notes doivent nous soutenir et nous aider à garder notre équilibre et notre stature dans l'épreuve, qui n'est rien d'autre que l'épreuve du (non)-monde, de la déréliction, de l'absence de sens, de , non pas même l'hostilité, ce serait encore trop beau, mais de la dérision douloureuse et de la cruauté médiocre.

    Husserl prend ici la stature du Chevalier lancé sur les routes de la seule Croisade qui importe : la croisade intérieure.

    Quoi ? lui aussi a affronté le mal , la dissociation, la distraction, le vide de la vie banale et commune ?

     oui, lui aussi ! et il a vaincu !

    Et , bien sûr, une autre pensée qui doit nous fortifier est celle du Christ, qui a vaincu le monde.

    Nous n'avons pas le droit de renoncer, de laisser tomber, de revenir à la vie des larves.

    il nous faut avancer joyeusement et résolument vers l'obscurité, vers les "ténèbres visibles", tels le chevalier partant en Croisade.

    il nous faut vivre dans l'Imitation de Jésus-Christ, et descendre nous aussi en enfer, "ad inferiora", dans l'enfer qui est la connaissance de soi-même.

    Comment ne pas finir par la parole d' un autre Chevalier de l'Esprit, un autre grand philosophe "chrétien", du christianisme des philosophes à défaut de celui des nourrices : Léon Brunschvicg (1869-1944), qui vivait à la même époque que Husserl (1859-1938). Ces deux citations sont extraites du début de "Raison et religion" (la première, qui est une citation de Lachelier par Brunschvicg, dans l'introduction, la seconde, qui est une citation de Hamann, dans le prmeier chapitre):

    http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/raison_et_religion/raison_et_religion.html

    «la vraie religion est bien incapable de naître d’aucun rapprochement social ; car il y a en elle une négation fondamentale de tout donné extérieur et par là un arrachement au groupe, autant qu’à la nature. L’âme religieuse se cherche et se trouve hors du groupe social, loin de lui et souvent contre lui... . L’état de conscience qui seul peut, selon moi, être proprement appelé religieux, c’est l’état d’un esprit qui se veut et se sent supérieur à toute réalité sensible, qui s’efforce librement vers un idéal de pureté et de spiritualité absolues, radicalement hétérogène à tout ce qui, en lui, vient de la nature et constitue sa nature...(Lachelier cité par Brunschvicg)......

    un effort méthodique est requis afin d’arracher à la nuit de l’inconscience le résidu de l’élémentaire et du primitif, afin d’en faire décidément justice. Or, en travaillant pour découvrir le visage de cet ennemi invisible à travers les artifices séculaires par lesquels l’homme s’est déguisé à lui-même son égoïsme radical, on s’aperçoit que ces artifices portent en quelque sorte malgré eux témoignage d’une vocation de désintéressement. Ils préparent le mouvement de conversion par lequel, de Dieu à l’homme, la communication intime entre esprit et esprit prendra la place de la relation externe entre personne et personne. C’est le moment de rappeler la rude et salutaire parole de Hamann, que Kant aimait à citer : la connaissance de soi, c’est la descente aux enfers, qui ouvre la voie de l’apothéose »


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