• Nouvelle autorisation de décollage

    "C'est seulement le temps qui m'a détruit" : ainsi parle le Maître au cours de la nuit où il explique à son ancien "disciple" sa chute, dans le récit de Jaccottet "L'obscurité" dont j'ai parlé dans deux précédents articles:

    http://www.blogg.org/blog-30140-billet-prelude_a_l_obscurite-1128011.html

    http://www.blogg.org/blog-30140-billet-l_obscur_sujet_du_desir_peut_il_en_etre_l_objet___et_vice_versa_procent-1128436.html

    "le temps gagnait comme le feu dans l'herbe...comment se fait il que je n'ai pas cherché une issue ? parce que chercher et ne pas chercher s'équivalait, à mes yeux, depuis que j'avais compris, ou plutôt éprouvé, le pouvoir du temps...tout ce que nous avions dit dans le passé sur la soumission à l'ordre du monde, sur l'acceptation des limites, m'est apparu trop vite dit, cru trop aisément"

    au fond, ce qui est dit et éprouvé ici est très simple, et connu de tous : c'est la vieillesse, l'entropie, la mort...le temps gagne toujours. 

    A tel point que certaines Upanishads en font un Dieu, le Dieu suprême : Kâlâ.

    Mais le disciple, lui, refuse d'entrer dans cet ordre de considérations, et il fait bien : car le prodigieux chapitre nous montre cet homme éviter le piège où son Maître est tombé, en partie grâce à ce dernier : on peut lire cette histoire comme le sacrifice suprême du Maître pour indiquer, de manière négative, la route , une dernière fois, à son ami.

    "Une des raisons de son effondrement : il parlait d'épreuves, mais comme s'il s'en jugeait victorieux d'avance; ce n'était donc plus des épreuves. Il ne pouvait pas ou ne voulait pas s'imaginer que l'épreuve consisterait justement à ne plus pouvoir être fidèle, à voir l'ancienne plénitude comme entourée d'un mur infranchissable.... n'avait il pas cherché à tout avoir ? la gloire sans les compromis, l'amour sans ses périls, le malheur sans son poison, le visible et l'invisible, le temps et l'extase hors du temps ?"....

    Comment le disciple trouve t'il, lui , l'issue ?

    bizarrement, en sortant de cette attitude de réflexion et de jugement...en restant modeste et humble : vertus chrétiennes s'il en fût, même si tous deux, le disciple et le Maître, s'étaient détachés de l'ancienne religion:

    "Affirmer ce que j'ai affirmé quand j'ai cru avoir compris l'erreur de mon Maître, je ne le puis plus"

    "maintenant je me contente de dire que s'il y a une vraie vie, si les reflets que nous en avons vus ne mentent pas, il ne nous est jamais permis de nous en croire les habitants définitifs. On ne peut ni se taire ni parler sans se corriger perpétuellement. il y a une chose que nous éprouvons le besoin irrépressible de dire, et que nous devons taire en même temps. C'est pourquoi notre tâche ne peut cesser qu'à notre mort"

    en d'autres termes : la sortie et la libération de la caverne de Platon n'est jamais définitive..

    Et sa description du "salut" est illuminatrice, de par sa modestie même , sa mesure :

    "j'ai cru un instant, comme mon maître, que parvenu au milieu de ma vie, loin d'en avoir atteint la cime, c'était la mort que j'avais rencontrée: l'amertume, l'horreur, la privation d'amour, le reniement de la jeunesse..

    maintenant j'ai changé . Que quelque chose dans le monde, dans tout ce que je vois, fais ou subis, en n'obéissant plus qu'aux règles et aux circonstances communes, se dérobe à ma prise, que Dieu se taise, comme on dit, ou soit mort, ou définitivement étranger, loin de priver le monde de son feu, me semble plutôt le lui rendre : une espèce de promesse qui ne promettrait rien, de lampe qu'il serait vain de vouloir tenir dans sa main, d'appel auquel on ne peut pas répondre, du moins pas directement"

     Au fond, qu'est ce qui le sauve , lui évite de connaître le funeste destin de son maître ?

    la rencontre d'une limite absolument infranchissable ! alors que pour le maître tout était, ou devait être, passage, seuil..

    nous trouvons ici une autre limite, qui s'adresse directement à nous : celle d'un certain idéalisme philosophique absolu, auquel nous étions bien prêt de céder..

    Cette limite infranchissable, elle est la marque de Dieu même, de l'Infini...

    ce qui veut dire pour nous : peut être Descartes, et Malebranche, doivent ils prédominer, dans notre parcours philosophique, sur Spinoza ? à creuser...

    Les lignes merveilleuses ci dessus m'évoquent un poème de Paul Celan :

    "Nouvelle autorisation de décollage

    chant de la roue de proue avec couronne.

    Le gouvernail crépusculaire répond,

    ta veine arrachée au sommeil se dénoue,

    ce que tu es encore, se couche en travers,

    tu gagnes de l'altitude"

    ...et

    "Je peux encore te voir : un écho,

    palpable avec des mots

    tactiles, à l'arête

    de l'adieu.

    Ton visage s'effarouche doucement,

    quand soudain fait une clarté de lampe

    en moi, à l'endroit

    où l'on dit le plus douloureusement Jamais."

    Cette lampe, celle de l'hermite du Tarot que j'ai jugé utile de faire figurer ici, il est vain de vouloir la tenir dans sa main, car c'est celle du lâcher prise : mais sa clarté n'en illumine que d'autant plus "sous condition" de la limite infranchissable qui s'énonce dans le mot "Jamais".


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