• Brunschvicg, Einstein et Spinoza : ces trois modèles pour l'homme occidental , "incarnations" du Médiateur-Verbe , que j'ai désignés dans l'article précédent, ils n'ont pas échappé au destin qui est celui du juste dans la République de Platon, et que Brunschvicg dans la "Philosophie de l'esprit" qualifie ainsi :

    "Cette présence est ce qui rend heureux le modèle de justice que Platon a dépeint dans le second livre de la République:

    il sera fouetté, torturé, mis aux fers, on lui brûlera les yeux; enfin, après lui avoir fait souffrir tous les maux, on le mettra en croix, et par là on lui fera sentir qu’il faut se préoccuper non d’être juste mais de le paraître”

    Or le juste parfait, quelle que soit sa destinée, du point de vue physique ou social, est heureux non en songeant à l’avenir, par l’espoir d’un temps où serait matériellement compensé et récompensé le sacrifice actuel, mais par une joie immédiate, intérieure et pleine qui ne laisse place à aucune idée de sacrifice, où il s’exalte au contraire dans le sentiment d’incarner la justice éternelle et universelle "

    Ici, on poussera certainement les hauts cris, et l'on me rétorquera que j'exagère et même que je déforme la réalité historique pour les besoins de ma thèse, qui est donc invalidée sans qu'il soit besoin d'un examen supplémentaire.

    Certes Spinoza a subi le herem de 1656 de la part des autorités religieuses juives d'Amsterdam, c'est à dire une "destruction", une exclusion de la communauté et de la "Nation d'Israel".  Il reste qu'il aurait pu éviter une telel condamnation, à peu de frais, et que donc il voulait, d'une certaine façon, une telle exclusion ... mais bien sûr sa vie fut solitaire, et la postérité de son ouvre encore plus, marquée par la haine absolue ou l'admiration absolue, mais le plus souvent par la méconnaissance et l'incompréhension.

    Par contre il semble que le destin de Brunschvicg et d'Einstein ait été tout différent, ils ont été admirés, voire adulés pour le second, en tout cas reconnus de leur vivant à leur pleine valeur : Brunschvicg a été le "mandarin" , l'autorité suprême de toute la philosophie d'avant-guerre, et d'une certaine manière même un Louis Ferdinand Céline lui rend un "hommage" paradoxal, puisqu'il est le seul intellectuel "israélite" cité nommément dans le brûlot antisémite "Bagatelles pour un massacre" (aujourd'hui encore interdit, mais on se le procure facilement dans les librairies par correspondance spécialisées).

    Quant à Einstein, pas besoin d'épiloguer : il a été dès l'âge de 26 ans , en 1905, avec la parution de sa théorie de la relativité restreinte, aux sommets de l'activité scientifique mondiale, et y est resté jusqu'à sa mort en 1955, ayant seulement dû fuir l'Europe hitlérienne pour les USA, où il a pu continuer à mener sa carrière de recherches.

    Voire....

    Il y a d'abord les quatre dernières années de Brunschvicg, de juin 1940 jusqu'à sa mort en janvier 1944, années noires où cet homme "né juif" a dû quitter Paris et sa belle bibliothèque du 16 ème arrondissement (qui a été honteusement pillée) pour l'exil vers le sud de la France en compagnie de son épouse Cécile Brunschvicg qui avait fait partie en 1936 du gouvernement Blum.

    Ces années sont racontées et analysées du point de vue philosophique dans le magistral article de François Chaubet. «Léon Brunschvicg, destin d’un philosophe sous l’Occupation». [actes du colloque] Déplacements, dérangements, bouleversement : Artistes et intellectuels déplacés en zone sud (1940-1944), Bibliothèque de l'Alcazar, Marseille, 3-4 juin 2005 organisé par l'Université de Provence, l'Université de Sheffield, la bibliothèque de l'Alcazar (Marseille). Textes réunis par Pascal Mercier et Claude Pérez. Url : http://revues.univ-provence.fr/lodel/ddb/document.php?id=87 ):

    "Léon Brunschvicg, destin d’un philosophe sous l’Occupation"

    http://publications.univ-provence.fr/ddb/document.php?id=87

    J'avais d'ailleurs déjà évoqué cet article ici :

    http://www.blogg.org/blog-69347-billet-725390.html

    Le moins qu'on puisse dire est que le parfait stoïcisme devant l'adversité (bien plus que l'adversité : l'horreur d'un traitement inhumain, de par la barbarie qui avait alors envahi le territoire national) dont sut faire preuve Brunschvicg montrent que dans ce cas, comme d'ailleurs dans celui de Spinoza ou Einstein, philosophie et sagesse sont autre chose que des mots.

    Mais la "mise en croix" qui frappa Einstein comme Brunschvicg et Spinoza , ces justes qui sont de parfaites incarnations du Christ-Verbe-Médiateur, est loin de se limiter aux années de l'hitlérisme et à leur  cortège de persécutions. On peut soutenir à bon droit qu'ils furent tous trois, sous des modalités différentes bien sûr, et restent encore aujourd'hui parfaitement incompris (et, dans le cas de Brunschvicg depuis 1945, comme j'y ai souvent insisté, ignorés et passés sous silence).

    Spinoza a comme "descendance" des familles de pensée aussi différente que le matérialisme, marxiste ou non, l'athéisme anarchisant ou le spiritualisme mysticisant (ainsi un Dalil boubakeur voit en lui un grand "mystique", un autre un "athée ivre de Dieu"). Par l'intermédiaire de Constantin Brunner, son oeuvre "inspire" (si tant est que ce soit le mot juste) les délires du blog "Philosophie contre superstition", qui devrait plutôt s'appeler "superstition antiphilosophique" :

    http://philosophiecontresuperstition.over-blog.com/

    N'est ce pas là l'indice de ce que la pensée de Spinoza demeure largement  incomprise , voire travestie et déformée le plus souvent ?

    Einstein, à partir de l'émergence de la mécanique quantique dans les années 20, passe les 30 dernières années de sa vie de recherches dans un travail complètement solitaire, ce qui est bien le comble pour un scientifique.

    Le livre d'Alexandre Moatti : "Einstein : un siècle contre lui", que j'ai aussi commenté ici :

    http://principiatoposophica.blogg.org/index.php?tag=einstein

    révèle l'opposition irrationnelle voisine de la haine, parfois antisémite mais pas toujours ni même principalement, que sa théorie a soulevée pour des raisons philosophiques de fond.

    Enfin on peut soutenir, et je soutiens, et pense l'avoir démontré tout au long de mes blogs, que même pendant les années d'avant-guerre où il était une autorité incontestée, Brunschvicg fut profondément incompris, notamment en ce qui concerne l'aspect le plus important de sa pensée : l'aspect religieux.

    Et ici je ne fais pas seulement allusion aux insultes de Paul Nizan dans les "Chiens de garde" en 1932, que Sartre approuve et reprend à son compte. Deux autres femmes de pensée et d'écriture aussi différentes que Simone de Beauvoir et Simone Weil admirent à titre individuel Brunschvicg et son exceptionnelle bonté et noblesse d'âme (que nul n'a jamais niées) mais montrent elles aussi une incompréhension totale de sa pensée.

    C'est ici enfin le lieu de répondre à des probables interrogations sur le fait que tous trois étaient juifs, en tout cas par la naissance. Mais certainement pas par l'adhésion intime, puisque Spinoza choisit dès 1656 de combattre de front la dictature fanatique des rabbins et des "Messieurs du Mahamad" d'Amsterdam, ce qui lui vaudra son herme et sa mise au ban.

    Einstein , quand il s'exprime sur "D-ieu" , entend viser le principe d'intelligibiltié du monde plutôt que le Créateur transcendant des mythes bibliques ou kabbalistiques, et il dit clairement à plusieurs reprises que les conceptions naïves et infantiles de la religion sont à mille lieues de la vérité.

    La conception de Brunschvicg du Dieu des philosophes, comme absolument inconciliable avec le dieu d'abraham, sont encore plus claires. Et il déclare souvent que le Nouveau Testament est, spirituellement, infiniment au dessus de l'Ancien, par exemple dans le chapitre sur Dieu de son dernier livre, terminé en novembre 1943 deux mois avant sa mort : "Héritage de mots héritage d'idées":

    http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/heritage_de_mots_idees/heritage_de_mots.html

    Voici ce qu'il dit pages 54-55, dans ce passage prodigieux où il oppose de manière piquante le christianisme fidéiste  de Pascal au christianisme de philosophes de Spinoza, et montre ainsi à quel point la "naissance juive" a pour lui peu d'importance du point de vue de la religion véritable, qui est tout intime :

    "Après les plus profondes méditations de mathématicien et de physicien, de psychologue et de moraliste, Pascal conclut au contraste, que son génie met dans un relief saisissant entre la « superbe diabolique » de la raison et un conformisme littéral et total, une soumission humble à la folie de la croix : « La Sagesse (note-t-il sous l’autorité de saint Mathieu) nous envoie à l’enfance. » Exactement à la même époque Spinoza, chrétien vis-à-vis de lui-même sinon des autres, ne témoigne pas d’une adhésion moins directe à l’esprit de l’Évangile lorsqu’il se règle sur la parole qui coupe court aux tentations de retour en arrière : « Vous laisserez les morts ensevelir  les morts. » La nouveauté du Nouveau Testament ne sera plus qu’il succède à l’Ancien dont il prolonge les miracles et dont il accomplit les prophéties ; car il serait alors menacé de succomber à son tour par le simple effet d’un inévitable vieillissement ; c’est qu’il à proclamé la rupture complète avec le temps, c’est qu’il a introduit l’homme dans la région des vérités éternelles. Dieu y est considéré selon la pureté de son essence, délivré des attaches empiriques qui subordonneraient son existence et sa nature aux cadres mesquins d’une chronologie et d’une géographie. La raison, qui déjà dans le domaine scientifique fait la preuve de son aptitude à prendre possession de l’infini, ouvre la voie du salut et donne accès à la béatitude. L’œuvre de Pascal et l’œuvre de Spinoza figurent comme les deux extrémités de la pensée religieuse. "

    Et c'est aussi Brunschvicg qui, quand Maurice Blondel fait une allusion aux malheurs de ses "coreligionnaires", réagit contre son habitude avec une certaine brusquerie (je cite l'article de François Chaubet supra :

    "« A peine ce mot de « coreligionnaires » était-il prononcé que Brunschvicg lève la main droite comme un rempart, et ce geste, doux encore, quoique rapide, ferme, presque autoritaire, s’accompagne de cette réplique : ‘je vous arrête ! Il ne s’agit pas de religion, mais d’humanité et de patriotisme, et je réunis cela dans cette seule profession de foi : je suis français et je n’ai pas besoin d’autre chose » "

    Alors, le fait que tous trois aient été "juifs par la naissance", est ce un pur hasard ? je ne le crois pas et voudrais brièvement m'en expliquer...

    écartons d'abord l'explication "ethnique" ou "raciale" : les juifs ne sont pas une race ni une ethnie, et d'ailleurs les races n'existent pas, en tout cas du point de vue supérieur qui est celui de la pensée véritable. Laissons les questions de race , de communautés et de "diversité" aux boutiquiers de l'esprit et aux concierges de l'intelligence.

    Ecartons aussi les résurgences du mythe ridicule de l'élection, que tous trois auraient balayé avec un sourire condescendant (mais, dans le cas de Brunschvicg, avec sa bonté et sa gentillesse coutumières, qui s'accomodent mal de condescendance).

    Je voudrais ici proposer une "explication" qui je le pense est assez proche de la vérité.

    L'influence du fait qu'ils sont "nés juifs" dans leur exceptionnel génie philosophique et/ou  scientifique existe, mais elle est purement négative , et ce de deux façons :

    -étant nés en famille juive ils ont échappé à une certaine "éducation" qui était à leur époque le propre des enfants chrétiens, et qui était tout à fait préjudiciable au développement de l'intelligence et de la liberté intérieure (et , ici, il faudrait bien sûr pousser plus loin l'analyse, car l'époque de Spinoza et son milieu ne sont pas ceux de Brunschvicg ou d'Einstein, qui eux mêmes diffèrent non d'époque mais de pays et de langue).

    -mais cela ne suffit pas : comme ils partagent tout trois la caractéristique d'avoir pris leur distance avec le judaîsme légaliste , fidéiste et mythologique, il doit y avoir dans ce fait l'indice d'une force intérieure et d'une énergie du  tempérament peu communes, qui sont aussi à la base de leur destin spirituel.

    Mais j'ajoute immédiatement que cette explication ne vaut plus aujourd'hui, dans notre pays en tout cas, où tous les enfants , qu'ils soient chrétiens, juifs ou "sans religion" recoivent à peu près la même "dose" de "substance spirituellement hautement contaminante", et ce non plus seulement de par leur famille, mais surtout de par les différents médias.

    Enfin je ne peux résister à donner encore ici le texte du "libelle" de la mise au banc de Spinoza qui a été placardé en 1656 dans tout Amsterdam et envoyé dans toutes les grandes  villes d'Europe ; ces lignes, de par leur violence et leur fanatisme terrifiants, donnent une idée de ce que sont les "valeurs asiatiques" qui ont régné aussi bien à Jérusalem qu'à Byzance, Rome ou Cordoue selon Brunschvicg, et qu'il oppose aux valeurs occidentales d'intégrité et de liberté de la conscience:

    "« Les messieurs du Mahamad vous font savoir qu'ayant eu connaissance depuis quelques temps des mauvaises opinions et de la conduite de Baruch de Spinoza, ils s'efforcèrent par différents moyens et promesses de le détourner de sa mauvaise voie. Ne pouvant porter remède à cela, recevant par contre chaque jour de plus amples informations sur les horribles hérésies qu'il pratiquait et enseignait et sur les actes monstrueux qu'il commettait et ayant de cela de nombreux témoins dignes de foi qui déposèrent et témoignèrent surtout en présence dudit Spinoza qui a été reconnu coupable ; tout cela ayant été examiné en présence de messieurs les Rabbins, les messieurs du Mahamad décidèrent avec l'accord des rabbins que ledit Spinoza serait exclu et retranché de la Nation d'Israël à la suite du herem que nous prononçons maintenant en ces termes:

    A l'aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté d'Israël en présence de nos saints livres et des 613 commandements qui y sont enfermés. Nous formulons ce herem comme Josué le formula à l'encontre de Jéricho. Nous le maudissons comme Elie maudit les enfants et avec toutes les malédictions que l'on trouve dans la Torah.

    Qu'il soit maudit le jour, qu'il soit maudit la nuit, qu'il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu'il veille. Qu'il soit maudit à son entrée et qu'il soit maudit à sa sortie. Que les fièvres et les purulences les plus malignes infestent son corps.

     Que son âme soit saisie de la plus vive angoisse au moment où elle quittera son corps, et qu'elle soit égarée dans les ténèbres et le néant.

    Que Dieu lui ferme à jamais l'entrée de Sa maison.

    Veuille l'Eternel ne jamais lui pardonner. Veuille l'Eternel allumer contre cet homme toute Sa colère et déverser sur lui tous les maux mentionnés dans le livre de la Torah.

    Que son NOM soit effacé dans ce monde et à tout jamais et qu'il plaise à Dieu de le séparer pour sa ruine de toutes les tribus d'Israël en l'affligeant de toutes les malédictions que contient la Torah.

    Et vous qui restez attachés à l'Eternel , votre Dieu, qu'Il vous conserve en vie.

    Sachez que vous ne devez avoir avec ledit Spinoza aucune relation ni écrite ni verbale. Qu'il ne lui soit rendu aucun service et que personne ne l'approche à moins de quatre coudées. Que personne ne demeure sous le même toit que lui et que personne ne lise ses écrits»"


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  • Les textes de Brunschvicg lisibles "online" sont rares, on ne boudera donc pas celui ci, mis en ligne de surcroît sur l'excellent site de l'Association des amis de Spinoza:

    http://www.spinozaeopera.net/article-5233222.html

    (référence qui ne contient qu'une partie de l'article en question, mais la totalité peut se trouver sur le web, taper comme mots clefs "Brunschvicg Spinoza spinozistes" par exemple).

    Le premier paragraphe fait référence à un autre grand penseur français, Arthur Hannequin, il vaut la peine d'être lu tellement il donne à méditer de vérités sublimes en quelques lignes claires:

    "Il paraît difficile de réfléchir sur l'actualité du spinozisme sans évoquer le souvenir d'un Maître de la pensée française, trop tôt disparu, Arthur Hannequin. A un de ses élèves qui lui demandait quels étaient les derniers bons livres sur Dieu, Hannequin répondait en souriant : Je crois que c'est encore Spinoza et Kant...Peut-être Spinoza (écrivait-il encore), a-t-il trouvé le vrai fond de ce qu'il y a de religieux dans notre âme, en y trouvant la présence de ce qu'il appelait la substance de Dieu. C'est peut-être le seul exemple d'une doctrine religieuse que n'ébranle en rien la ruine de toute la construction métaphysique qui l'enveloppe. Et il est saisissant d'apercevoir tout ce qui lui est commun avec Kant, qui certainement, sous le nom de Raison, reconnaît une présence semblable mais ne consent jamais à spéculer sur le même sujet."

    Apparait ici "in a nutshell" la façon , extraordinaire d'intelligence, dont Brunschvicg retient, des penseurs du passé, ce qui est éternel, et donc valable pour nous autres hommes d'aujourd'hui, nous les nains perchés sur des épaules de géants ; il convient de souligner que pour cela il est indispensable de souligner ce qui n'est que transitoire, valable seulement du temps où vivait le penseur étudié, ici Spinoza.

    La "ruine de toute la construction métaphysique qui l'enveloppe", dont parle ici Brunschvicg, c'est l'appareil déductif euclidien de l'Ethique, ainsi que tout le lourd système de la "Substance", à commencer par la preuve à base d'argument ontologique de l'existence de la dite Substance, à savoir ce que Spinoza nomme "Dieu".

    Mais l'on sait que depuis Kant, puis Frege ont fait justice de tout argument de type ontologique, qui permettrait de déduire d'une définition, ou d'une "essence", l'existence de son objet.

    La pensée de Brunschvicg se précise encore quelques lignes plus bas :

    "Un premier point nous semble acquis : il n'est nullement nécessaire, pour être spinoziste, que nous nous asservissions au langage du réalisme substantialiste ou à l'appareil de la démonstration euclidienne. Peut-être serons nous d'autant plus près de Spinoza que nous aurons su mieux éviter les équivoques séculaires que l'un et l'autre entraînent avec soi. Le problème que nous rencontrons ainsi est analogue à celui que s'étaient posé les premiers qui se sont appelés eux-mêmes philosophes, les pythagoriciens. Il leur est arrivé de se demander ce que c'était que d'être pythagoricien; et ils se sont aperçus qu'ils faisaient à la question deux réponses contradictoires. Pour les uns, ceux que les doxographes désignent sous le nom significatif d'acousmatiques, être pythagoricien, c'est répéter, telles que l'oreille les a recueillies, les  (p. 56) paroles du Maître, leur accorder le prestige d'un charme magique qui devra être, coûte que coûte, préservé de tout contact profane : le secret de l'initiation mystérieuse est, à lui seul, promesse d'élection et de salut. Pour les autres, pour les mathématiciens, il n'y a de salut que par la sagesse véritable, c'est-à-dire par la science, initiation lumineuse, dont aucune intelligence humaine n'est exclue. La constitution de la méthodologie mathématique apporte avec elle une norme d'infaillibilité, dont, nécessairement, la vertu se prolongera, de découverte en découverte, de génération en génération. Mais dans l'histoire, les acousmatiques l'emportèrent sur les mathématiciens; et leur victoire fut mortelle pour la civilisation de l'antiquité: l'avènement, éphémère, avec Pythagore, de l'homo sapiens, y a servi, en définitive, à ressusciter, par la théosophie du néo-pythagorisme, l'homo credulus du moyen âge homérique.
    Or, s'il est un philosophe qui ait pris soin de prévenir, à son propos, tout conflit entre acousmatiques et mathématiciens, nous pouvons dire que c'est Spinoza. Les premières pages du De Intellectus Emendatione relèguent expressement la connaissance ex auditu, la foi, au plus bas degré de la vie spirituelle, tandis que l'Appendice du de Deo rattache la destinée de l'humanité à la construction de la mathesis, qui a remplacé l'anthropomorphisme de la finalité transcendante par la vérité des raisonnements sur l'essence des figures et sur leurs propriétés. Avec Descartes, grâce à l'établissement du principe d'inertie, cette même mathesis qui, au temps de Platon, n'apparaissait dans sa pureté qu'à la condition d'envoyer promener les phénomènes, a pris possession du monde physique, du monde biologique et, partiellement, du monde psychologique. Spinoza lève les dernières restrictions que Descartes apportait encore à l'application de sa propre méthode, demeurant, comme il aimait à dire, fidèle à la religion de sa nourrice et mettant à part les vérités de la foi. Le Tractatus Theologico-politicus élimine tout préjugé de sacré : ex quo sequitur nihil extra mentem absolute, sed tantum respective ad ipsam sacrum aut profanum aut impurum esse
    ."

    Tout est dit, et si bien dit : le réalisme spatial, qui n'est autre que le réalisme de l'imagination, cède la place à l'idéalisme mathématisant, celui de Spinoza et d'einstein, que Brunschvicg d'après Platon nomme "Mathesis" et que nous nommons, nous, d'après Descartes et Leibniz : "Mathesis universalis".

    En même temps, les penseurs (ou prétendus penseurs, le plus souvent auto-proclamés) qui tiennent plus de la secte que de la philosophie, qui peuvent être caractérisés comme des "fétichistes de Spinoza", sont récusés. Ainsi tous ceux qui interprètent spinoza comme un mystique (par exemple : le recteur de la mosquée de Paris, Dalil Boubakeur), ou certains énergumènes inspirés par Constantin Brunner (lui même philosophe intéressant, mais pas au dessus de la critique), qui se plaisent à créer des blogs ou des groupes "Philosophie contre superstition".

    Wolfson, dans son grand livre de 1934 sur "La philosophie de Spinoza", disait que si l'on déchirait en petits morceaux toute la littérature scolastique du Moyen Age (qu'elle soit chrétienne, juive ou musulmane) et qu'on lançait les bouts de papiers en l'air, ils retomberaient au sol en formant le texte de l'Ethique; de par cette formulation humoristique, il voulait dire que Spinoza baignait encore, de par sa formation, dans le climat médiéval et scolastique, et la même chose est vraie de Descartes.

    C'est cela que nous entendons par "démystification de la philosophie occidentale" : débarrasser celle ci de son carcan, de son "écorce" mystico-religieuse, et ne garder que l'amande la plus intérieure qui est Raison en acte, c'est à dire "Dieu". Descartes reste clairement chrétien, il laisse les vérités de la foi en dehors du domaine de la raison, et son "Dieu" est au dessus de la compréhension de l'homme, à jamais. De même, le dualisme cartésien de l'âme et du corps, de la pensée et de l'étendue spatiale est inacceptable. Spinoza est sur ces deux derniers points en avance sur son maitre et initiateur, puisque selon lui rien ne saurait être inintelligible à l'homme élcairé par la philosophie, c'est à dire par la Mathesis, et que le monisme de la Sustance et de ses Attributs permet de dépasser la thèse de la pluralité des substances, encore enfermée dans la prison de la perception sensible et de l'imagination réaliste.

    Mais bien entendu, Descartes et Spinoza , de par leur aspect éternel, sont bien au delà de ces limitations auxquelles ils ne pouvaient pas échapper, puisque, comme nous tous, ils sont des humains. Sans Descartes et ses "Principes de la philosophie", Spinoza serait resté à ânonner le Talmud, et il n'y aurait pas de spinozisme, ni d'Ethique.

    Mais la bonne nouvelle que la lecture de Brunschvicg nous apporte, c'est que nous pouvons être à la fois cartésiens et spinozistes, même si les esprits chagins restant à ras des pâquerettes y voient une contradiction ou une impossibilité.

    Ce qu'il y a d'éternel chez Spinoza, comme chez Descartes ou Leibniz, c'est la construction de la Mathesis universalis, c'est à dire la jonction entre la connnaissance du premier genre, extériorisante et spatialisante, caractérisée donc par la multiplicité indéfinie des sensations et des conceptions ou opinions, et la contemplation entièrement spirituelle de l'UN, ou connaissance du troisième genre. Si cette dernière doit dépasser les apories de la mystique qui étaient celles de Plotin (ou le philosophe n'apporche l'objet de sa quête que lors de quleques instants privilégiés) pour s'établir dans la joie continue et souveraine qui est celle du Sage, alors le niveau du "deuxième genre", soit l'idéalisme mathématique et le lourd travail de déduction des théorèmes, est nécessaire, avec son patient travail d'élaboration rationnelle, de vérification et de preuve.

     


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  • "il est un vaste empire gouverné par un monarque dont la conduite bizarre est très propre à confondre les esprits de ses sujets. Il veut être connu, chéri, respecté, obéi, mais il ne se montre jamais et tout conspire à rendre incertaines les notions que l'on pourrait se former sur son compte. Les peuples soumis à sa puissance n'ont sur le caractère et les lois de leur souverain invisible que les idées que leur en donnent ses ministres. Ceux ci conviennent pourtant qu'ils n'ont eux mêmes aucune idée de leur maitre, que ses voies sont impénétrables, que ses vues et ses qualités sont totalement incompréhensibles; d'ailleurs ces ministres ne sont nullement d'accord entre eux sur les ordres qu'ils prétendent émanés du souverain dont ils se disent les organes....
    cet empire c'est le monde; le monarque c'est Dieu; ses ministres sont les prêtres; ses sujets sont les hommes.

    .... il est une science qui n'a pour objet que des choses incompréhensibles. Au rebours de toutes les autres elle so'ccupe de ce qui ne peut pas tomber sous les sens. Hobbes l'appelle le royaume des ténèbres. C'est un pays où tout suit des lois opposées à celles que les hommes sont à portée de connaitre dans le monde qu'ils habitent. Dans cette région merveilleuse la lumière n'est que ténèbres, l'évidence devient douteuse ou fausse, l'impossible devient croyable, la raison est un guide infidèle, et le bon sens se change en délire. Cette science se nomme théologie, et c'est une insulte continuelle à la raison humaine.
    A force d'entasser des si, des mais, des qu'en sait on, des peut être, on est parvenu à former un système informe et décousu qui est en possession de troubler l'esprit des hommes au point de leur faire oublier les notions les plus claires, et de rendre incertaines les vérités les plus démontrées. A l'aide de ce galimatias systématique, la Nature entière est devenue pour l'homme une énigme inexplicable, le monde visible a disparu pour faire place à des régions invisibles, la raison est obligée de céder à l'imagination, qui seule est en possession de guider vers le pays des chimères qu'elle a seule inventées."
     
                 (D'Holbach, "Le bon sens", Tome I, parag 1,2,3)

    ce "galimatias systématique" offre une bonne approximation de ce qu'est devenu l'entassement des différentes "philosophies", "connaissances secrètes", "gnoses"... quant aux sciences (les vries sciences, les "sciences dures", physico-mathématiques) elles sont (encore) préservées de l'arbitraire et du délire occulte, mais cela ne les empêche pas de se développer anarchiquement, sans "méthode", au gré des crédits et des "nominations" de directeurs de laboratoires, et , de plus een plus, dans le seul souci des retombées technologiques et financières.

    D'où l'idée de définir une méthode (au sens cartésien) pour la philosophie et la science, qui sont dans la situation de deux foncteurs adjoints. Une méthode appelée "mathesis universalis".

    Une idée qui se heurte  à Feyerabend : "Contre la méthode" et à ses visées obscurantistes....


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  • Sartre, tout comme son ami Nizan, avait une hostilité quasi-obsessionnelle envers Léon Brunschvicg. Bien entendu cela peut (et est, souvent) êtere expliqué par le fait que Brunschvicg était directeur des études alors que Sartre, Beauvoir et toute la bande étaient élèves à Normale.
    Mais cette hostilité a des raisons plus profondes : Brunschvicg, le grand Sage français, à la hauteur des Descartes et Spinoza, était le dernier rempart contre ce qui est venu après guerre dans le délire de l'intelligentsia française, et qui doit beaucoup à Sartre.
    On lira par exemple cet articles, à propos de "Transcendance de l'ego" :
     
     
    "Transcendance de l'ego" qui finit effectivement par une allusion à Brunschvicg, qui vaut son pesant d'or (page 85 de l'ed Vrin, dans la "conclusion":
     
    "les théoriciens d'extrême gauche ont parfois reproché à la phénoménologie d'être un idéalisme et de noyer la réalité sous le flot des idées. Mais si l'idéalisme c'est la philosophie sans mal de Léon Brunschvicg, si c'est une philosophie où l'effort d'assimilation spirituelle ne rencontre jamais de résistance extérieure, où la souffrance, la faim, la guerre se diluent dans un lent processus d'unification des idées, rien n'est plus injuste d'appeler les phénoménologues des idéalistes".
     
    Il est difficile de faire un plus grand contresens sur Brunschvicg, dont le "pessimisme rationnel" n'est pas "sans mal" ni "exempt de tragique", pas plus que la philosophie de Spinoza, comme en témoigne le prologue au Traité de la réforme de l'entendement, dont la tension , le ton tragique a souvent été souligné.
    Simplement, Brunschvicg refuse de laisser au tragique, au désespoir, et au nihilisme le dernier mot. Quant à "noyer la réalité sous le flot des idées", si c'est là la seule définition de l'idéalisme que Sartre a trouvé, mieux vaut en rire...
    La "résistance exérieure" à la lente tâche (infinie, comme le savait Husserl) d'unification et d'intelligibilité totale par un "réseau de plus en plus dense d'équations", elle n'est absolument pas niée par Brunschvicg : en témoigne les retours de la raison sur elle même, les conflits de théories, les difficultés de plus en plus abyssales que la physique rencontre, depuis qu'elle a quitté l'heureux paradis infantile de son stade aristotélicien il y a 4 siècles.
    Quant au mal, à la guerre, à la souffrance, comment peut on sérieusement soutenir que l'homme aussi bien que le philosophe Brunschvicg les a passés sous silence ou dédaignés ? lui qui avait, bien avant l'arrivée d'Hitler, analysé les raisons profondes de la montée du chaos en Europe (lire par exemple les premières pages de "De la vraie et de la fausse conversion", où il commente une citation de Darlu en 1893 qui annonçait déjà les soulèvements du 20 ème siècle).
    Je tiens justement que l'épochè selon Husserl et Fink, dont Sartre prétend prendre la défense dans cette conclusion de la "µTranscendance de l'ego" est bien proche de la "conversion véritable" de Brunschvicg: abandon de "l'attitude naturelle" qui reste celle de Sartre. Et d'ailleurs cette attitude est celle exigée par la vraie pratique scientifique....depuis Descartes . Comme le savait bien Husserl dans ses "Méditations cartésiennes"....
     
    Pour compléter sur ce point, voici ce que Marcel Deschoux, le philosophe qui s'est spécialisé dans l'étude de la pensée de Brunschvicg , répond à ces "critiques" de Sartre dans la "Transcendance de l'Ego", ainsi quà cette autre citation extraite de "Situations II":
    "pour le philosophe du régime, Léon Brunschvicg, qui assimila, unifia, intégra toute sa vie durant et qui forma trois générations, le mal et l'erreur n'étaient que des faux semblants, fruits de la séparation, de la limitation, de la finitude; ils s'anéantissaient dès qu'on faisait sauter les barrières qui compartimentaient les systèmes et les collectivités"....dans "Situations I", Sartre s'en prend aussi , concernant Brunschvicg, à la "philosophie alimentaire" (parce qu'elle "assimile" !!) et à "l'esprit-araignée".
    Je cite Deschoux :
    Brunschvicg, loin de méconnaitre le mal et de le nier, n'a jamais manquer d'insister sur l'écart entre l'humanité en compréhension et en extension. S'il refuse la méditation de la guerre pour la guerre (ajout de moi : comme Jünger), c'est qu'elle ne fait qu'aggraver le danger, plus clair que jamais estime t'il en 1931, d'une régression collective". On ne peut y voir clair qu'en distinguant le plan de la vie et le plan de l'esprit, en apercevant ce que l'optimisme vital comporte d'illusoire dans son principe, de dangereux dans ses conséquences : "le propre de l'esprit est de s'apparaitre à lui même dans la certitude d'une lumière croissante, tandis que la vie est essentiellement menace et ambiguïté". La voie du salut est donc tracée au plan individuel. Car ce qui est u=insupportable pour l'imagination et principe de trouble pour le sentiment, devient source de joie pour l'intelligence, à mesure qu'elle en pénètre le sens, comme Brunschvicg l'a appris de Spinoza.
     
    Tout est dit, il n'est guère besoin de rajouter quelque chose : à part peut être qu'il est fort de café d'accuser d'assimiler "dans la nuit du mélange qui anéantit les différences" le philosophe qui toute sa vie a protesté contre les abus de la synthèse (hégélienne notamment) et s'est réclamé de l'idéalisme critique, c'est à dire d'une philosophie du jugement. Or le propre du jugement est justement de discriminer : mot qui n'est plus guère en odeur de sainteté, pour cause de "politiquement correct". Oui, la régression collective a bien eu lieu, nous en voyons les effets aujourd'hui. Mais il reste que la distinction radicale opérée par Brunschvicg entre la néguentropie du plan de l'esprit et l'entropie du plan vital reste une ressource de pensée pour les "happy few" qui ne veulent pas rester dans le "marécague contemporain" que dénonçait de vive voix Claude imbert il y a quelque temps.
     
    Je termine en donnant la référence d'un article que j'ai écrit sur l'autre blog, dans le même ordre d'idées, à propos d'un vieil article de Finkielkraut dénonçant lui aussi les émules contemporains de Nizan et de Sartre, comme Serge Halimi dans "Les nouveaux chiens de garde":
     
     
     
     
     
     

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  • Les lignes qui vont suivre datent de 1937, et ont été écrites par M A Cochet, dont le livre : "Commentaire sur la conversion spirituelle dans la philosophie de L. Brunschvicg" est l'une des plus brillantes analyses de la philosophie de celui qui est pour nous un Maitre de Sagesse., LE MAITRE par excellence.

    (On peut citer aussi, pour accéder à cette pensée, "La philosophie de Léon Brunschvicg" par Deschoux (chez Alcan), qu'on arrive encore à se procurer dans les ventes de livres d'occasion chez Vrin).

    Brunschvicg était encore en vie en 1937, et au sommet de son activité philosophique; mais il ne pouvait pas ne pas voir et entendre les grincements démoniaques venus d'Allemagne, et sans doute a t'il "prévu" ce qui allait lui arriver: la fuite loin de Paris en juin 1940, l'abandon forcé de son bel appartement parisien et de sa bibliothèque, et ce alors qu'il était âgé de 71 ans. C'est ici que l'on voit l'absurdité absolue de l'antisémitisme : car Brunschvicg, né juif, avait complètement abandonné tout particularisme et accédé au niveau propre de la philosophie et de la science : celui de l'Universel.

     Et, ajouterais je, pourquoi persécuter ceux qui veulent garder leur particularisme, à condition qu'ils n'essaient pas de l'universaliser, ce qui est la définition du prosélytisme ? or les juifs ont depuis longtemps cessé de faire du prosélytisme, à la différence de certaine religion fanatique venue du Sud et de l'Orient.....

     Brunschvicg trouva heureusement, avec son épouse Cécile Weill-Brunschvicg (qui avait été secrétaire d'Etat à la condition féminine en 1936 dans le gouvernement Blum) refuge chez des amis, dans le sud de la France; et tous ceux qui l'ont connu à cette époque peuvent témoigner que ce philosophe et ce SAGE a su garder dans cette épreuve l'égalité d'âme et la dignité spirituelle qui caractérisent le véritable philosophe, dans la lignée de Socrate. Souvenons nous de son exemple dans les moments difficle, et aussi des exhortations de Jünger (dans "Recours aux forêts", ou  dans "Traité du Rebelle", qui d'ailleurs, si je ne m'abuse, sont deux titres pour un seul ouvrage) à l'homme libre d'être toujours prêt à abandonner son foyer et sa bibliothèque.

    Telle est l'époque où nous vivons...

     Mme Cochet , auteur des lignes qui vont suivre, est aujourd'hui une parfaite inconnue au royaume de la philosophie, où, convenons en, "il doit y avoir quelque chose de pourri". Je donnerais pour ma part tout Badiou, Sartre et Deleuze pour cette page, que je vais maintenant scrupuleusement retranscrire.

    Attention, ces lignes peuvent changer l'orientation d' une vie .....

    "S'il (Goethe) n'atteint pas l'intellection des rapports purifiés d'images, c'est qu'il est poète avant tout et que le poète ne peut s'évader du monde des images qui est le royaume de l'enfance humaine.

    Religion, art, poésie sont les premiers modes de la pensée s'évadant de l'animalité. La science est le stade le plus tardif dans la chronologie des civilisations; c'est un stade que toutes n'atteignent pas, et auquel l'art et la religion s'opposent le plus souvent parce que la sensibilité fixée aux images rejoint difficilement la pure sensibilité intellectuelle attachée aux rapports sans représentation sensible. Cette conversion de la sensibilité est une des étapes qu'il faut franchir pour convertir la conscience sensible en conscience intellectuelle.

    Du physiologique au physique, de l'instinct à l'intelligence, du vécu au pensé, la conscience convertie ne garde que le rapport de correspondance détaché des objets sensibles et des images poétiques qui génèrent l'émotion, comme la numération a retenu la correspondance entre les doigts d'une main et les objets à compter. Ainsi séparée des sens et de leur univers,l'intelligence retrouve à sa source le pouvoir unifiant éternellement actuel par lequel toutes choses sont perpétuellement liées, déliées et reliées.

    Dans ce nouvel univers l'esprit dissout les corps en mouvements, la lumière et les sons en radiations, les forces en relations de chocs, et,sans quitter la discipline du vrai inscrite dans son incessant travail de vérification, les combine à l'infini.

    Alors, dans cette immanence créatrice, les deux univers Pascaliens n'en font plus qu'un, le grand et le petit se sont évanouis avec les images et le Bien comme le Beau adhèrent intimement à l'unique notion de Vérité. Le règne humain est atteint. Le corps et ses désirs a disparu avec les images et pourtant la correspondance est conservée avec l'activité fonctionnelle la plus élémentaire.

    Le grand circuit intellectuel enveloppant le corps et son univers a rejoint l'immanence vitale qui donne une réalité passagère aux phénomènes, de la même façon que la musique la plus exactement purifiée atteint, par son ascèse même, l'émoi organique le plus fondamental."

    C'est exactement la doctrine cartésienne de la Mathesis Universalis (développée dans les "Règles pour la direction de l'esprit", et disparue dans les ouvrages ultérieurs) qui imprègne ces lignes. Le "nouvel univers" de la pensée philosophique-scientifique, qui est un univers d'objets dans des catégories et de morphismes les reliant entre eux en un réseau de rationalité de plus en plus dense, n'a rien à voir avec le "monde sensible" des "choses", qui est celui où reste engluée la religion, le mythe, et trop souvent la philosophie. Les "rapports de correspondance détachés des objets sensibles et des images poétiques" évoquent exactement les foncteurs et les morphismes.

    Tout le monde, loin de là, ne partage pas cette conception de la sagesse et de la philosophie; ainsi le (très) grand philosophe (chrétien) Jean-Luc Marion étudie avec une lucidité extraordinaire ce remplacement (dans la Mathesis universalis cartésienne) de "la chose même" par l'objet et les rapports mathématiques, et de l'ousia aristotélicienne par un "complexe reconstruit de natures simples" (autant dire : par une catégorie mathématique) . Lire à ce propos "L'ontologie grise de Descartes" par Marion. mais c'est pour s'en offusquer ! je cite Marion :

    "d'où l'ontologie grise où l'Ego recèle l'être d'objets, grises ombres des choses, parce qu'il a confisqué leur ousia aux choses, dévaluées en objets"

    Mais je reviendrai sur les analyses et thèses de Marion, car il s'agit là d'un débat fondamental...

    ce serait mal le poser que de le restreindre à la question :

     "le remplacement des objets sensibles, des choses, par les objets de catégories mathématiques, est il un enrichissement ou un appauvrissement ?"

    Ni l'un ni l'autre mon capitaine ! il s'agit plutôt d'un rapport de transcendance, celui de la conscience intellectuelle, que nous n'hésiterons pas à qualifier de "divine", à la conscience sensible d'un être soumis aux lois de la Nature et de l'évolution, au changement et à la mort.

    Ce qui me permet de passer aux choses qui fâchent, à la nature "religieuse" du mot "conversion", et donc d'évoquer certaine évolution de la pensée (s'il en est une) qui sous-tend les articles mis ici en ligne, sous la forme d'un "virage à droite et d'une seconde navigation", à l'imitation, mais purement nominale, du virage de Badiou entre "L'être et l'évènement" et "Logiques des mondes".

    Cet aspect "religieux", armé de mon Brunschvicg portatif, je le revendique haut et fort !

    Brunschvicg dit souvent, et il me semble que Schiller dit quelque chose du même ordre, que la véritable religion, celle qui unit, rassemble et "relie" les hommes, n'a rien à voir avec les religions, celles des dieux à noms propres; c'est d'aileurs devenu une observation banale, qui comme toutes les vérités s'est dégradée jusqu'à aboutir à des énoncés comme : "la véritable spiritualité n'a rien à voir avec les religions", sous-entendant  une "spiritualité" nébuleuse et vague qui est un travestissement du Penser spirituel propre à Spinoza ou Brunschvicg.

    Le virage à droite annoncé comporte d'éviter désormais le mot "athéisme". Puisque le mot "Dieu" peut vouloir dire bien des choses, et que d'ailleurs de par son sens essentiel il ne peut pas "vouloir les dire", alors le mot "athéisme" est futile et vain. J'ai d'ailleurs maintes fois observé, dans les salons où l'on cause ou dans les réunions d'Alcooliques anonymes, que généralement, quand quelqu'un dit : "Je suis athée mais..." il /elle se prépare à dire une énorme fadaise. Et dans ces cas là je passe en mode "pilotage automatique de la discussion".

    Brunschvicg n'est pas métaphysicien, il passe son temps à dévaluer métaphysique et logique au profit de l'activité mathématicienne (Ah ! s'il avait pu connaitre Lawvere et la logique des topoï !). Aussi quand il parle de "Dieu", et cela lui arrive souvent, n'est il pas un modèle de rigueur conceptuelle, se contentant de le caractériser de manière transcendantale, comme condition de possibilité ou "source de Vérité", ou bien même comme "origine de la conscience intellectuelle". Toujours est il , et on en retrouve trace dans la page de Mme Cochet, qu'il privilégie le Vrai platonicien par rapport au Beau et au Bien. De même Descartes considère d'abord Dieu comme vérace.

    Ou peut être faut il dire que le Bien mystérieux "au delà de l'Essence" dont parle Platon est il cette "source de Vérité" que Brunschvicg appelle Dieu ?

    Toujours est il qu'il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire dire que la philosophie (c'est à dire la Mathesis Universalis) a pour objectif de purifier complètement l'Idée de Dieu de tout élément impur, non Intellectuel.

    Soit "Amor Intellectualis Dei" de Spinoza mais sans "amor". Ou en concevant "amor" purifié de tout ajout anthropomorphique ressortissant à l'égoïsme vital, ce qui n'est pas évident.

    La seconde navigation impliquera quelques infidélités envers le MAITRE...sans aller jusqu'à "Tuer le Père", expression aux connotations freudiennes insupportables à mes chastes oreilles.  Nous pensons en effet désormais que la philosophie médiévale scolastique (latine, arabe ou juive) doit absolument être étudiée de manière très sérieuse si l'on veut comprendre et placer Descartes dans son juste contexte, celui de la fin de la scolastique et notamment de Suarez.

    De nouveau la métaphysique donc....

    Post scriptum

    parlant de Descartes et de philosophie : j'ai vu sur l'excellent blog "n category cafe" un article à propos du livre : "Good life in the scientific Revolution : Descartes, Pascal, Leibniz and the cultivation of virtue" (de quoi remettre de la rationalité des fins dans la techno-science d'aujourd'hui):

    The consolation of n - categories par David Corfield

    http://golem.ph.utexas.edu/category/2006/10/the_consolation_of_ncategories.html

    voir aussi les "related entries" (notamment Category theory and philosophy) et la discussion à propos de cet article du blog, qui finit sur Lacan et les "Category Illuminati" (serions nous visés ?)


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