• Spinoza et Whitehead

    le texte qui suit avait été écrit par moi en 2005 ou 2006 sur un ancien blog, qui n'existe plus....je le remets en ligne ici, rien que pour constater les invariants et les différences, soit le chemin parcouru depuis....

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    J'éprouve une profonde admiration pour Baruch Spinoza, qui est à mon avis un des plus grand philosophes de tous les temps; lui, Descartes et Leibniz constituent la triade des penseurs qui ont accompagné et rendu possible la rupture épistémologique qui est à l'origine de la science moderne.

    Il est cependant aisé de constater que la notion de l' Absolu ou de Dieu qui a été ici mise en avant diffère profondément de la conception spinozienne du "Deus sive Natura", ou encore de la Substance définie dans l'Ethique (définition 6):

    "Par DIEU j'entends un être absolument infini c'est à dire une substance constituée par une infinité d'attributs, chacun d'eux exprimant une essence éternelle et infinie"

    Ici par contre nous considérons que c'est la Raison qui est l'absolu (DEUS sive RATIO), c'est à dire la condition de possibilité d'un accord universel sur la vérité. On pourrait donc dire que par rapport à Spinoza nous restreignons l'absolu à l'Attribut Pensée (on sait que parmi l'infinité des attributs de la sustance, Spinoza distingue l'Etendue, la Pensée et une infinité d'autres attributs qui sont d'après lui inconcevables à la raison humaine, et dont il ne dit donc rien). Et c'est en ce sens que nous nous réclamons de l'idéalisme de Brunschvicg, mais sans mettre ce dernier sur un piédestal à la façon dont certains "spinoziste" mystiques (influencés par Constantin Brunner) transforment l'homme Spinoza en un dieu vivant...soit une idole !

    Comme le Concept hégélien, la Raison doit être envisagée comme se développant dans le Temps : "le Temps est le concept existant empiriquement". Il n'y a là de difficulté que pour ceux qui se font de Dieu une conception dogmatique et statique, et pour qui la perfection interdit toute évolution par définition et entraine donc l'éternité conçue comme immuable. Une autre voie de pensée se trouve ouverte dès les origines de la tradition philosophique, la voie héraclitéenne valorisant le flux et le passage par rapport à l'imuabilité parménidienne de l'Etre. On pourrait dire que l'ontologie est parménidienne.

    Je refuse aussi d'introduire une scission et un dualisme dans la Pensée, et de distinguer un entendement qui serait seulement pratique et opératif d'un "Penser spirituel" ou "véritable mystique"  (qui serait celle de Jésus ou de Bouddha et qui aurait été pervertie par les religions). Ce que j'appelle Raison, et qui n'est autre que la source et la condition de toute pensée ayant valeur de vérité, et s'exerçant de manière intersubjective, regroupe aussi bien la "Vernunft" , soit la raison en rapport avec le système des Fins, que le "Verstand" ou entendement pratique. Mais bien sûr sans les confondre, et en mettant au sommet ce qui est le plus haut, soit la Mathesis, condition de possibilité de la pensée mathématique. Ceci réclame pour être compris une pensée organique et du "processus" plutôt que de la substance, et c'est ici bien sûr que nous rencontrons Whitehead.

    Que l'absolu, soit la Pensée à l'oeuvre dans la mathématique-physique et la (véritable) philosophie, doive être conçu comme un processus se développant dans le temps entraine que tout penseur, aussi grand qu'il soit, sera un jour ou l'autre dépassé, et nul n'échappe à cette règle, ni Spinoza, ni Whitehead ni Brunschvicg. Mais l'on doit ajouter que toute grande pensée est aussi éternelle d'une certaine façon, c'est à  dire contient des germes qui restent actifs pour tous les temps.

    Ce qui restera éternellement de Spinoza, c'est , entre autres, la doctrine du troisième genre de connaissance et l'introduction de la pensée mathématique ("more geometrico") comme schème régulateur de l'exposition et de la recherche philosophiques.  Par contre il y a indiscutablement chez lui un reliquat dogmatique et médiéval (comme chez Descartes d'ailleurs) , c'est d'ailleurs ce que disait Wolfson : si l'on prenait toutes la philosophie médiévale (juive, arabe et chrétienne) et qu'on la déchirait en petits morceaux de papiers que l'on lancerait en l'air, on pourrait recomposer l'Ethique avec eux.

    Mais ce que manquait Wolfson dans cette remarque, c'est justement l'aspect "éternel", dynamique, de la pensée de Spinoza, qui ne se laisse pas "décomposer et recomposer" en une série de "petites parcelles"; cet aspect dynamique, c'est justement celui qu'a retenu Brunschvicg, dont la pensée en a été comme irriguée depuis le début de sa carrière philosophique, vers les années 1890 (le premier "Spinoza" de Brunschvicg date si je ne me trompe de 1895). On voit ceci avec évidence dans le petit texte de Brunschvicg : "Sommes nous spinozistes ?" que j'ai souvent cité, et qui est ici :

     http://societas-spinozana.over-blog.fr/article-26376270.html

    et où, à la suite d'Hannequin, il situe son spinozisme par delà la construction métaphysique qui enveloppe l'Ethique:

     «A un de ses élèves qui lui demandait quels étaient les derniers bons livres sur Dieu, Hannequin répondait en souriant : Je crois que c'est encore Spinoza et Kant...Peut-être Spinoza (écrivait-il encore), a-t-il trouvé le vrai fond de ce qu'il y a de religieux dans notre âme, en y trouvant la présence de ce qu'il appelait la substance de Dieu. C'est peut-être le seul exemple d'une doctrine religieuse que n'ébranle en rien la ruine de toute la construction métaphysique qui l'enveloppe. Et il est saisissant d'apercevoir tout ce qui lui est commun avec Kant, qui certainement, sous le nom de Raison, reconnaît une présence semblable mais ne consent jamais à spéculer sur le même sujet.»

    On voit clairement dans ce passage que selon Hannequin, et Brunschvicg qui l'approuve, "Dieu" est conçu comme une immanence, une "présence" dans le "fond" de l'âme qui est ce que Kant appelle "Raison". La construction métaphysique qui enveloppe la doctrine est l'appareillage , résidu scolastique et aristotélicien (c'est ici que wolfson a raison) de la Substance et des Attributs.

    Citons encore Kojève, à  l'intention des idolâtres qui considèrent l'Ethique un peu comme les juifs orthodoxes la Torah ou les musulmans le Coran : un livre dont la Vérité absolue a déjà  été écrite (alors qu'elle ne le sera qu'asymptotiquement ,  puisque la Raison se fixe une tâche infinie, comme le note Husserl dans la Krisis) :

    "L'Ethique de Spinoza explique tout, sauf la possibilité pour un homme vivant dans le temps de l'écrire"

    (quel hommage en même temps à cet extraordinaire génie qu'est Spinoza !!).

    Le détour par Kojève me permettra aussi de revenir à  la conception de l'absolu que j'entends défendre contre les conceptions substantialistes: on sait qu'il  plaide pour un athéisme radical qu'il attribue d'ailleurs à  Hegel (selon lui le premier Sage, c'est à  dire le premier philosophe ayant réalisé la philosophie jusqu'au bout) contre les historiens des idées qui considèrent Hegel comme un chrétien (mais peut être n'y a t'il pas là  de contradiction, si l'on considère avec Marcel Gauchet que le chirstianisme est la religion de la sortie de la religion).

    Dans "Le concept, le temps et le discours" (un extraordinaire ouvrage hélas inachevé) il démontre cet athéisme par un argument philosophique tendant à  prouver le caractère contradictoire de la pseudo-notion : "Etre-éternel". Cet argument trés élaboré est valide : mais il ne tient pas contre une autre conception de l'Absolu , celle qui le voit comme le processus de la Raison se réalisant dans le Temps.

    On peut aussi le considérer comme isomorphe (donc pouvant être confondu, selon un geste mathématique bien connu) au concept hégélien, qui est selon Kojève "L'Unitotalité intégrée de toutes les notions non contradictoires" (à  l'exclusion des pseudo-notions comme "Dieu-Etre-Eternel" donc). Car encore une fois, "à  la Fin", la Raison vue comme entièrement réalisée se confond avec sa réalisation, le Concept  : c'est là  le sens de l'aphorisme mallarméen : "Le monde est fait pour aboutir à  un Livre", qui s'oppose point par point aux conceptions  musulmanes selon lesquelles ce Livre est écrit "au début", ou "avant le Temps" ou "au delà  du temporel-historique", ce Livre étant pour eux  le Coran dans son double aspect créé-incréé.

     Mais ce sont là  des bouffoneries ridicules, et l'on sait d'ailleurs (cf "L'Islam: ses véritables origines" par Joseph Bertuel) que le Coran, qui a été écrit tout au moins pour sa partie théorico-mystique par les rabbins ébionites de La Mecque qui sous la direction de Waraqa Bin Nawfal ont initié Mohammed au monothéisme et ont ainsi créé un monothéisme arabe,dénommé Islam, le Coran donc n'est qu'un copié-collé de certains morceaux de la Torah (il contient en plus ce que l'on pourrait appeler "Les actes de l'Islam", l'histoire de ses débuts sanglants donc, et notamment celle de la brouille entre juifs et musulmans à  Médine et l'expulsion des tribus juives de cette ville).

    Mais, bien sûr, la "Raison réalisée" est une notion inconcevable, comme "Infini actuel", puisque la Raison est justement l'Infini.

     L'interdit signalé par Badiou de la pensée mathématique contre la notion de Totalité ("ensemble de tous les ensembles") tient au même fil de pensée.

     La Raison est toujours en train de se réaliser, l'Esprit est ce qui toujours nie, toujours détruit pour reconstruire, "toujours dans le Travail de sa reconfiguration" : et s'il est vrai que l'absolu est Résultat et que le Vrai n'est qu'à  la fin ce qu'il est "pour de vrai", encore ne doit on pas plaquer cette Idée (fictive) hégélienne de la Totalité pour contredire l'interdit mathématique : il ne s'agit pas de la même chose.

     Et contre Hegel et sa constante tendance à  rabaisser les mathématiques, il faut dire que la Mathesis , un peu comme "Ulysse aux mille tours", ou comme l'Homme rusé de Gurdjeff, trouve le moyen de passer par dessus l'Interdit pour "parler quand même du Tout" (que l'on étudie la cosmologie moderne si l'on ne me croit pas). Il ne me faudra pas moins que l'Eternité pour m'expliquer là  dessus! en tout cas il fallait que la boucle soit bouclée, afin qu'un malencontreux wittgensteinien (y en a t'il un dans la salle ?) ne la "ramène pas" avec son silence mystique , "taire ce dont on ne peut parler"  : non Monsieur Wittgenstein, ce sont les religieux (comme vous) qui sont forcés au silence (de leur cloître ou de leur ashram) par la discussion rationnelle. la Raison par contre n'est jamais mise au silence, elle juge de Tout et n'est jugée par Rien.

    Alors bien sûr, comme promis dans le titre, nous en arrivons, au terme (provisoire) de ce parcours qui n'est ici que balisé dans ses grandes lignes, à Whitehead, ce penseur-mathématicien  fascinant et extraordinairement créateur  qui a écrit avec Russell les Principa Mathematica (premier essai de logique symbolique philosophique) en 1910, puis s'est ensuite tourné des mathématiques vers la philosophie (ce qui n'est pas pour nous surprendre, nous autres !) et a donné vers 1927 (même période que "Sein und Zeit" donc !) l'un des ouvrages les plus difficiles de la philosophie de tous les temps : "Process and Reality".

    Dans cet ouvrage Whitehead se situe lui-même  explicitement dans la ligne de Spinoza :

    "La philosophie de l'organisme est étroitement apparentée au schème de pensée de Spinoza. Mais elle en diffère en ce qu'elle abandonne les formes de pensée sujet-prédicat; elle n'admet pas  le présupposé selon lequel une telle forme pourrait atteindre la caractérisation la plus ultime des faits. Il en résulte d'abord qu'on évite tout recours au concept de substance-qualité; ensuite qu'on remplace la description morphologique par celle de processus dynamique"

    Whitehead a ceci en commun avec Bergson (et Frege, et bien d'autres) qu'il se méfie des "rets du langage" dans lesquels est selon Nietzsche toujours déjà pris. Le langage, n'importe quel langage, tout comme d'ailleurs la mathématique au début (née des besoins de l'arpenteur ou du commerçant) n'a pas été conçu pour la haute spéculation sur la nature ultime du réel, il est né sur la place publique, pour satisfaire les besoins grossiers de l'homme ordinaire. Mais tout grand philosophe , conscient de cette situation déplorable, a à coeur de construire un nouveau langage (spéculatif donc) à partir de la tourbe vile des "mots de la tribu". C'est là tâche d'alchimiste transformant le plomb en or. Que l'on tente donc de lire la Phénoménologie de l'Esprit en donnant aux mots leur sens ordinaire ! Et Whitehead lui aussi s'attelle à cette tâche, il crée des néologismes quand il en est besoin dans son magnum opus "Process and reality". Mais alors que Bergson se fie uniquement au langage poétique pour retrouver l'intuition de la réalité et de la durée vivante, Whitehead réclame que cette utilisation de la métaphore poétique soit "contrôlée" par la logique mathématique (des Principia à son époque, des topoï aujourd'hui) et l'algèbre.

    C'est là  à mon avis que Whitehead reste fidèle à  l'intuition fondatrice de Spinoza et Descartes, qui n'est autre que l'Envoi de la Mathesis universalis : il place le mathème au dessus des logoi (contre Hegel donc) dans le travail d'élaboration du systême total du Savoir.

     Comment ne pas voir, nous qui avons la chance de vivre après 1945 et de connaitre donc la théorie des catégories, qu'il faut aller "encore un pont plus loin" et abandonner le poême (aux mystiques et aux amoureux) pour se confier uniquement, dans la tâche d'explicitation rationnelle du monde et de Dieu, à  la garde du mathême et à sa suturation symbolique? comment ne pas voir (comme j'y ai touché précédemment dans l'article sur "La mutation de la Mathesis en Europe au 17 ème siècle) que la constitution progressive de l'objet que permet le schème de pensée catégorique, entièrement inimaginable pour un Aristote ou même un Spinoza, encore plongé complètement dans les limites propres à  la structuration sujet-prédicat des langages indo-européens, et sémitiques d'ailleurs, donne à  ce nouvel outil entièrement adéquat de la Mathesis qu'est la théorie des catégories la Toute Puissance divine-rationnelle dans l'élaboration de la connaissance "unitotale"? puisque n'importe quel niveau déjà  constitué (quelle qu'en soit sa texture, y compris les morphismes, qui sont la traduction catégorique du schème héraclitéen) peut à  son tour devenir objet d'une nouvelle catégorie plus intégrante et plus aboutie et qui permettra ensuite de définir les bons morphismes qui le mettront en corrélation avec d'autres objets?

     comment ne pas voir qu'il s'agit là  de la spiritualisation en acte du monde dont parlait Brunschvicg, du travail de constitution de Dieu donc, et du monde entièrement spiritualisé contenu dans le "Livre final" : le Réseau Total d'objets et de morphismes constitué , et contenu en Lui même à  titre "d'objet interne"?

    Mais comme nous ne sommes pas nous mêmes adéquat à  cette Pensée (et pour cause!) nous aurons ici la modestie, pauvre ombre,  de céder (encore une fois!)  la parole au poême de Schiller corrigé par Hegel : cette  citation  termine la Phénoménologie de l'Esprit, venant après le prodigieux passage sur le Savoir Absolu comme "but" de l'Histoire, ce n'est rien d'autre que la thèse que nous endossons ici sur l'identité de Dieu et de la Pensée Infinie qui est Raison, même s'il faudrait bien d'autres développements pour nous en assurer ;disons juste ici , même si cela va contre l'hégélianisme, que ce que Hegel appelle l'étendue ou abolition de la profondeur est  le réseau achevé (à  l'infini du Temps) de la spiritualisation du monde par la mathématisation en catégories et foncteurs, soit par la physique achevée, qui n'est rien d'autre non plus que ce qu'il appelle science du Savoir, soit une "structure absolue" de type mathématique-catégorique qui "comprend" totalement la contingence du devenir; les esprits ne sont autres que les individus qui réalisent leur seule "éternité" et "divinité" possible en s'insérant dans la tâche infinie du développement de la Connaissance, c'est à dire en assumant leur rationalité et leur savoir d'eux mêmes comme esprits universels et non comme entités seulement biologiques ou ethniques:

    "le royaume des esprits qui s'est formé de la sorte dans l'existence constitue une succession dans laquelle un esprit a pris le relais de l'autre et où chacun a pris en charge du précédent le royaume du monde. Son but est la révélation de la profondeur, et celle ci est le Concept Absolu; cette révélation, partant, est l'abolition de sa profondeur, ou encore elle est son étendue, la négativité de ce Je qui est en soi, laquelle est son aliénation ou sa substance-et son temps est le temps que cette aliénation s'aliène chez elle même......le chemin qui mène à ce but, au savoir absolu, ou encore à l'esprit qui se sait comme esprit, est le souvenir des esprits tels qu'ils sont chez eux mêmes et accomplissent l'organisation de leur royaume. Leur conservation selon le côté de leur libre existence dans son apparition phénoménale sous la forme de la contingence, est l'Histoire, tandis que du côté de leur organisation comprise de manière conceptuelle, c'est la science du Savoir dans son apparition phénoménale; l'une et l'autre réunies ensemble, l'Histoire comprise conceptuellement, constituent le souvenir et le GOLGOTHA de l'Esprit Absolu, l'effectivité, la vérité et la certitude de son trône sans lequel il serait solitude sans vie":

    "Et c'est seulement du calice de ce Royaume   d'esprits

     que monte vers Lui l'écume de Son Infinité"


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