• Brunschvicg, Einstein, Spinoza

    Brunschvicg, Einstein et Spinoza : ces trois modèles pour l'homme occidental , "incarnations" du Médiateur-Verbe , que j'ai désignés dans l'article précédent, ils n'ont pas échappé au destin qui est celui du juste dans la République de Platon, et que Brunschvicg dans la "Philosophie de l'esprit" qualifie ainsi :

    "Cette présence est ce qui rend heureux le modèle de justice que Platon a dépeint dans le second livre de la République:

    il sera fouetté, torturé, mis aux fers, on lui brûlera les yeux; enfin, après lui avoir fait souffrir tous les maux, on le mettra en croix, et par là on lui fera sentir qu’il faut se préoccuper non d’être juste mais de le paraître”

    Or le juste parfait, quelle que soit sa destinée, du point de vue physique ou social, est heureux non en songeant à l’avenir, par l’espoir d’un temps où serait matériellement compensé et récompensé le sacrifice actuel, mais par une joie immédiate, intérieure et pleine qui ne laisse place à aucune idée de sacrifice, où il s’exalte au contraire dans le sentiment d’incarner la justice éternelle et universelle "

    Ici, on poussera certainement les hauts cris, et l'on me rétorquera que j'exagère et même que je déforme la réalité historique pour les besoins de ma thèse, qui est donc invalidée sans qu'il soit besoin d'un examen supplémentaire.

    Certes Spinoza a subi le herem de 1656 de la part des autorités religieuses juives d'Amsterdam, c'est à dire une "destruction", une exclusion de la communauté et de la "Nation d'Israel".  Il reste qu'il aurait pu éviter une telel condamnation, à peu de frais, et que donc il voulait, d'une certaine façon, une telle exclusion ... mais bien sûr sa vie fut solitaire, et la postérité de son ouvre encore plus, marquée par la haine absolue ou l'admiration absolue, mais le plus souvent par la méconnaissance et l'incompréhension.

    Par contre il semble que le destin de Brunschvicg et d'Einstein ait été tout différent, ils ont été admirés, voire adulés pour le second, en tout cas reconnus de leur vivant à leur pleine valeur : Brunschvicg a été le "mandarin" , l'autorité suprême de toute la philosophie d'avant-guerre, et d'une certaine manière même un Louis Ferdinand Céline lui rend un "hommage" paradoxal, puisqu'il est le seul intellectuel "israélite" cité nommément dans le brûlot antisémite "Bagatelles pour un massacre" (aujourd'hui encore interdit, mais on se le procure facilement dans les librairies par correspondance spécialisées).

    Quant à Einstein, pas besoin d'épiloguer : il a été dès l'âge de 26 ans , en 1905, avec la parution de sa théorie de la relativité restreinte, aux sommets de l'activité scientifique mondiale, et y est resté jusqu'à sa mort en 1955, ayant seulement dû fuir l'Europe hitlérienne pour les USA, où il a pu continuer à mener sa carrière de recherches.

    Voire....

    Il y a d'abord les quatre dernières années de Brunschvicg, de juin 1940 jusqu'à sa mort en janvier 1944, années noires où cet homme "né juif" a dû quitter Paris et sa belle bibliothèque du 16 ème arrondissement (qui a été honteusement pillée) pour l'exil vers le sud de la France en compagnie de son épouse Cécile Brunschvicg qui avait fait partie en 1936 du gouvernement Blum.

    Ces années sont racontées et analysées du point de vue philosophique dans le magistral article de François Chaubet. «Léon Brunschvicg, destin d’un philosophe sous l’Occupation». [actes du colloque] Déplacements, dérangements, bouleversement : Artistes et intellectuels déplacés en zone sud (1940-1944), Bibliothèque de l'Alcazar, Marseille, 3-4 juin 2005 organisé par l'Université de Provence, l'Université de Sheffield, la bibliothèque de l'Alcazar (Marseille). Textes réunis par Pascal Mercier et Claude Pérez. Url : http://revues.univ-provence.fr/lodel/ddb/document.php?id=87 ):

    "Léon Brunschvicg, destin d’un philosophe sous l’Occupation"

    http://publications.univ-provence.fr/ddb/document.php?id=87

    J'avais d'ailleurs déjà évoqué cet article ici :

    http://www.blogg.org/blog-69347-billet-725390.html

    Le moins qu'on puisse dire est que le parfait stoïcisme devant l'adversité (bien plus que l'adversité : l'horreur d'un traitement inhumain, de par la barbarie qui avait alors envahi le territoire national) dont sut faire preuve Brunschvicg montrent que dans ce cas, comme d'ailleurs dans celui de Spinoza ou Einstein, philosophie et sagesse sont autre chose que des mots.

    Mais la "mise en croix" qui frappa Einstein comme Brunschvicg et Spinoza , ces justes qui sont de parfaites incarnations du Christ-Verbe-Médiateur, est loin de se limiter aux années de l'hitlérisme et à leur  cortège de persécutions. On peut soutenir à bon droit qu'ils furent tous trois, sous des modalités différentes bien sûr, et restent encore aujourd'hui parfaitement incompris (et, dans le cas de Brunschvicg depuis 1945, comme j'y ai souvent insisté, ignorés et passés sous silence).

    Spinoza a comme "descendance" des familles de pensée aussi différente que le matérialisme, marxiste ou non, l'athéisme anarchisant ou le spiritualisme mysticisant (ainsi un Dalil boubakeur voit en lui un grand "mystique", un autre un "athée ivre de Dieu"). Par l'intermédiaire de Constantin Brunner, son oeuvre "inspire" (si tant est que ce soit le mot juste) les délires du blog "Philosophie contre superstition", qui devrait plutôt s'appeler "superstition antiphilosophique" :

    http://philosophiecontresuperstition.over-blog.com/

    N'est ce pas là l'indice de ce que la pensée de Spinoza demeure largement  incomprise , voire travestie et déformée le plus souvent ?

    Einstein, à partir de l'émergence de la mécanique quantique dans les années 20, passe les 30 dernières années de sa vie de recherches dans un travail complètement solitaire, ce qui est bien le comble pour un scientifique.

    Le livre d'Alexandre Moatti : "Einstein : un siècle contre lui", que j'ai aussi commenté ici :

    http://principiatoposophica.blogg.org/index.php?tag=einstein

    révèle l'opposition irrationnelle voisine de la haine, parfois antisémite mais pas toujours ni même principalement, que sa théorie a soulevée pour des raisons philosophiques de fond.

    Enfin on peut soutenir, et je soutiens, et pense l'avoir démontré tout au long de mes blogs, que même pendant les années d'avant-guerre où il était une autorité incontestée, Brunschvicg fut profondément incompris, notamment en ce qui concerne l'aspect le plus important de sa pensée : l'aspect religieux.

    Et ici je ne fais pas seulement allusion aux insultes de Paul Nizan dans les "Chiens de garde" en 1932, que Sartre approuve et reprend à son compte. Deux autres femmes de pensée et d'écriture aussi différentes que Simone de Beauvoir et Simone Weil admirent à titre individuel Brunschvicg et son exceptionnelle bonté et noblesse d'âme (que nul n'a jamais niées) mais montrent elles aussi une incompréhension totale de sa pensée.

    C'est ici enfin le lieu de répondre à des probables interrogations sur le fait que tous trois étaient juifs, en tout cas par la naissance. Mais certainement pas par l'adhésion intime, puisque Spinoza choisit dès 1656 de combattre de front la dictature fanatique des rabbins et des "Messieurs du Mahamad" d'Amsterdam, ce qui lui vaudra son herme et sa mise au ban.

    Einstein , quand il s'exprime sur "D-ieu" , entend viser le principe d'intelligibiltié du monde plutôt que le Créateur transcendant des mythes bibliques ou kabbalistiques, et il dit clairement à plusieurs reprises que les conceptions naïves et infantiles de la religion sont à mille lieues de la vérité.

    La conception de Brunschvicg du Dieu des philosophes, comme absolument inconciliable avec le dieu d'abraham, sont encore plus claires. Et il déclare souvent que le Nouveau Testament est, spirituellement, infiniment au dessus de l'Ancien, par exemple dans le chapitre sur Dieu de son dernier livre, terminé en novembre 1943 deux mois avant sa mort : "Héritage de mots héritage d'idées":

    http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/heritage_de_mots_idees/heritage_de_mots.html

    Voici ce qu'il dit pages 54-55, dans ce passage prodigieux où il oppose de manière piquante le christianisme fidéiste  de Pascal au christianisme de philosophes de Spinoza, et montre ainsi à quel point la "naissance juive" a pour lui peu d'importance du point de vue de la religion véritable, qui est tout intime :

    "Après les plus profondes méditations de mathématicien et de physicien, de psychologue et de moraliste, Pascal conclut au contraste, que son génie met dans un relief saisissant entre la « superbe diabolique » de la raison et un conformisme littéral et total, une soumission humble à la folie de la croix : « La Sagesse (note-t-il sous l’autorité de saint Mathieu) nous envoie à l’enfance. » Exactement à la même époque Spinoza, chrétien vis-à-vis de lui-même sinon des autres, ne témoigne pas d’une adhésion moins directe à l’esprit de l’Évangile lorsqu’il se règle sur la parole qui coupe court aux tentations de retour en arrière : « Vous laisserez les morts ensevelir  les morts. » La nouveauté du Nouveau Testament ne sera plus qu’il succède à l’Ancien dont il prolonge les miracles et dont il accomplit les prophéties ; car il serait alors menacé de succomber à son tour par le simple effet d’un inévitable vieillissement ; c’est qu’il à proclamé la rupture complète avec le temps, c’est qu’il a introduit l’homme dans la région des vérités éternelles. Dieu y est considéré selon la pureté de son essence, délivré des attaches empiriques qui subordonneraient son existence et sa nature aux cadres mesquins d’une chronologie et d’une géographie. La raison, qui déjà dans le domaine scientifique fait la preuve de son aptitude à prendre possession de l’infini, ouvre la voie du salut et donne accès à la béatitude. L’œuvre de Pascal et l’œuvre de Spinoza figurent comme les deux extrémités de la pensée religieuse. "

    Et c'est aussi Brunschvicg qui, quand Maurice Blondel fait une allusion aux malheurs de ses "coreligionnaires", réagit contre son habitude avec une certaine brusquerie (je cite l'article de François Chaubet supra :

    "« A peine ce mot de « coreligionnaires » était-il prononcé que Brunschvicg lève la main droite comme un rempart, et ce geste, doux encore, quoique rapide, ferme, presque autoritaire, s’accompagne de cette réplique : ‘je vous arrête ! Il ne s’agit pas de religion, mais d’humanité et de patriotisme, et je réunis cela dans cette seule profession de foi : je suis français et je n’ai pas besoin d’autre chose » "

    Alors, le fait que tous trois aient été "juifs par la naissance", est ce un pur hasard ? je ne le crois pas et voudrais brièvement m'en expliquer...

    écartons d'abord l'explication "ethnique" ou "raciale" : les juifs ne sont pas une race ni une ethnie, et d'ailleurs les races n'existent pas, en tout cas du point de vue supérieur qui est celui de la pensée véritable. Laissons les questions de race , de communautés et de "diversité" aux boutiquiers de l'esprit et aux concierges de l'intelligence.

    Ecartons aussi les résurgences du mythe ridicule de l'élection, que tous trois auraient balayé avec un sourire condescendant (mais, dans le cas de Brunschvicg, avec sa bonté et sa gentillesse coutumières, qui s'accomodent mal de condescendance).

    Je voudrais ici proposer une "explication" qui je le pense est assez proche de la vérité.

    L'influence du fait qu'ils sont "nés juifs" dans leur exceptionnel génie philosophique et/ou  scientifique existe, mais elle est purement négative , et ce de deux façons :

    -étant nés en famille juive ils ont échappé à une certaine "éducation" qui était à leur époque le propre des enfants chrétiens, et qui était tout à fait préjudiciable au développement de l'intelligence et de la liberté intérieure (et , ici, il faudrait bien sûr pousser plus loin l'analyse, car l'époque de Spinoza et son milieu ne sont pas ceux de Brunschvicg ou d'Einstein, qui eux mêmes diffèrent non d'époque mais de pays et de langue).

    -mais cela ne suffit pas : comme ils partagent tout trois la caractéristique d'avoir pris leur distance avec le judaîsme légaliste , fidéiste et mythologique, il doit y avoir dans ce fait l'indice d'une force intérieure et d'une énergie du  tempérament peu communes, qui sont aussi à la base de leur destin spirituel.

    Mais j'ajoute immédiatement que cette explication ne vaut plus aujourd'hui, dans notre pays en tout cas, où tous les enfants , qu'ils soient chrétiens, juifs ou "sans religion" recoivent à peu près la même "dose" de "substance spirituellement hautement contaminante", et ce non plus seulement de par leur famille, mais surtout de par les différents médias.

    Enfin je ne peux résister à donner encore ici le texte du "libelle" de la mise au banc de Spinoza qui a été placardé en 1656 dans tout Amsterdam et envoyé dans toutes les grandes  villes d'Europe ; ces lignes, de par leur violence et leur fanatisme terrifiants, donnent une idée de ce que sont les "valeurs asiatiques" qui ont régné aussi bien à Jérusalem qu'à Byzance, Rome ou Cordoue selon Brunschvicg, et qu'il oppose aux valeurs occidentales d'intégrité et de liberté de la conscience:

    "« Les messieurs du Mahamad vous font savoir qu'ayant eu connaissance depuis quelques temps des mauvaises opinions et de la conduite de Baruch de Spinoza, ils s'efforcèrent par différents moyens et promesses de le détourner de sa mauvaise voie. Ne pouvant porter remède à cela, recevant par contre chaque jour de plus amples informations sur les horribles hérésies qu'il pratiquait et enseignait et sur les actes monstrueux qu'il commettait et ayant de cela de nombreux témoins dignes de foi qui déposèrent et témoignèrent surtout en présence dudit Spinoza qui a été reconnu coupable ; tout cela ayant été examiné en présence de messieurs les Rabbins, les messieurs du Mahamad décidèrent avec l'accord des rabbins que ledit Spinoza serait exclu et retranché de la Nation d'Israël à la suite du herem que nous prononçons maintenant en ces termes:

    A l'aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté d'Israël en présence de nos saints livres et des 613 commandements qui y sont enfermés. Nous formulons ce herem comme Josué le formula à l'encontre de Jéricho. Nous le maudissons comme Elie maudit les enfants et avec toutes les malédictions que l'on trouve dans la Torah.

    Qu'il soit maudit le jour, qu'il soit maudit la nuit, qu'il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu'il veille. Qu'il soit maudit à son entrée et qu'il soit maudit à sa sortie. Que les fièvres et les purulences les plus malignes infestent son corps.

     Que son âme soit saisie de la plus vive angoisse au moment où elle quittera son corps, et qu'elle soit égarée dans les ténèbres et le néant.

    Que Dieu lui ferme à jamais l'entrée de Sa maison.

    Veuille l'Eternel ne jamais lui pardonner. Veuille l'Eternel allumer contre cet homme toute Sa colère et déverser sur lui tous les maux mentionnés dans le livre de la Torah.

    Que son NOM soit effacé dans ce monde et à tout jamais et qu'il plaise à Dieu de le séparer pour sa ruine de toutes les tribus d'Israël en l'affligeant de toutes les malédictions que contient la Torah.

    Et vous qui restez attachés à l'Eternel , votre Dieu, qu'Il vous conserve en vie.

    Sachez que vous ne devez avoir avec ledit Spinoza aucune relation ni écrite ni verbale. Qu'il ne lui soit rendu aucun service et que personne ne l'approche à moins de quatre coudées. Que personne ne demeure sous le même toit que lui et que personne ne lise ses écrits»"


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