• Dieu des philosophes ou Dieu d'Abraham ? il faut choisir !

    Dans son mémorial du 23 Novembre 1654, Pascal oppose Dieu des philosophes et Dieu d’Abraham en ces termes:

    L’an de grâce 1654,

    Lundi 23 novembre, jour de Saint Clément, pape et martyr, et autres au Martyrologue,

    Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres,

    Depuis environ dix heures et demie du soir jusqu’à environ minuit et demie.

    FEU

    Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,

    non des philosophes et des savants.

    Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix. “

    (texte complet ici : http://www.bibleetnombres.online.fr/memorial.htm )

    Brunschvicg, lors d’une fameuse séance de la Société de philosophie en Mars 1928, intitulée “Querelle de l’athéisme”, reprend l’opposition pascalienne mais d’une façon inversée pourrait on dire, voire symétrique, en affirmant l’impossibilité de toute synthèse, de toute conciliation entre le Dieu des philosophes et le Dieu d’Abraham.

    Le titre de “Querelle de l’athéisme” renvoie bien sûr à une autre “mésaventure”, survenue au 19 ème siècle à Fichte avec des conséquences bien plus redoutables… autre temps autres moeurs ! et ceci évoque aussi les “péripéties” connues par Spinoza un peu plus d’ un  siècle avant Fichte.

    mais, philosophiquement parlant, il importe avant tout de quitter le terrain de l’anecdote et d’essayer de caractériser un peu plus précisément “ce qui fâche”, et ce qui apparemment fâche les tenants du Dieu des croyants, du Dieu d’Abaraham, qui est pourtant parait il le Dieu de miséricorde ?

    Fichte, dans l’ouvrage “Querelle de l’athéisme”, accuse ses accusateurs en les vilipendant comme “idolâtres”. Selon lui, toute conception de “Dieu” comme “substantiel”, comme une entité distribuant des récompenses et des punitions sous forme de bien être ou de mal être, doit être écartée comme idolâtre.

    On est là bien proche de la pensée de Brunschvicg, qui dans “Raison et religion”, commence son apporche en opposant “moi vital” et “moi spirituel”. Ce livre “Raison et religion”, l’un des plus importants sans doute pour la question religieuses, qui est centrale chez Brunschvicg tout comme pour nous ici même, est accessible online à l’adresse web suivante :

    http://www.archive.org/details/MN40150ucmf_7

    ou

    http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/raison_et_religion/raison_et_religion.html

    Le Dieu des philosophes est atteint au terme d’un “renversement de perspective” qui rappelle celui du cogito, ou bien celui de la révolution copernicienne:

    le Discours de la méthode de Descartes marque dans l’histoire de l’esprit humain la ligne de partage des temps, il s’agit d’un traité de la seconde naissance, non plus du tout le rite de passage , la cérémonie d’initiation qui voue l’enfant à l’idole de la tribu, mais bien l’effort viril qui l’arrache au préjugé des représentations collectives, à la tyrannie des apparences immédiates, qui lui ouvre l’accès d’une vérité susceptible de se développer sous le double contrôle de la raison et de l’expérience”

    ce renversement de perspectives, qui transporte du plan de l’institution au plan de la conscience l’idée même de la régénération et du salut, qui met en regard le Dieu de la tradition et le Dieu de la réflexion, Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob comme dira Pascal et Dieu des Philosophes et des Savants, est préparé de loin dans l’histoire religieuse de l’Occident

    ce “loin” renvoie à la prodigieuse histoire de l’esprit occidental telle qu’elle est fixée par Brunschvicg dans le “Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale” : il nous fait remonter loin efectivement, jusqu’à Xénophane de Colophon, auquel Karl Popper rend aussi hommage:

    http://fr.wikipedia.org/wiki/X%C3%A9nophane_de_Colophon

    ce Xénophane étant le premier à combattre et renverser les “dieux tribaux à nom propre” (dont font partie le dieu de l’Islam et celui du judaïsme), ce qui n’est pas le cas d’Abraham contrairement à ce que prétendent les tenants du Dieu de Pascal, du Dieu des croyants, du Dieu d’Abraham justement.

    Voici l’hommage que lui rend Brunschvicg au premier chapitre de “L’esprit européen”, série de conférences données en Sorbonne de Décembre 1939 à Mars 1940 (un des seuls livres qui semble t’il ne sera pas mis en ligne sur le site des “Classiques” : http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/brunschvicg_leon.html )

    après Thalès de Milet, précurseur de la physique, après Pythagore de Samos émigré dans la Grande Grèce, c’est, avec Xénophane de Colophon, le premier nom de l’école éléatique, un troisième souffle qui, parti des rives d’Asie mineure, va contribuer à déterminer le sens dans lequel l’esprit européen devait s’engager… un aède original et profond qui rompt avec les moeurs de sa corporation, qui est le véritable héros d’une piété sincère. Grâce à lui, et dès la première leçon de ce cours, nous avons gravi le sommet d’où nous aperçevons la Terre promise de la spiritualité européenne

    ces lignes sont le résultat d’un travail spirituel d’une précision inouïe,  ce qui est habituel chez Brunschvicg, mais prend ici une portée inusitée puisque le ton de ces conférences, prononcées pendant la “drôle de guerre”, était d’une gravité singulière. Le “juif universaliste” Brunschvicg, face aux hitlériens démoniaques, y revendique en termes “mosaïques” (la “terre promise”) la pleine spiritualité européenne, à l’exemple d’autres philosophes “juifs” comme Cassirer et Husserl. Et pour ces “juifs” qui vont jusqu’au bout de la “réalisation” du “programme juif”, c’est à dire jusqu’à la rupture complète, c’est la Grèce antique de Xénophane, des physiciens Ioniens et de Platon qui est la source primordiale de la spiritualité européenne, et non pas  le judeo-islamo-christianisme : le premier  ”casseur d’idoles” est Xénophane le philosophe historique, pas le mythique Abraham.