• Sartre et Brunschvicg

    Sartre, tout comme son ami Nizan, avait une hostilité quasi-obsessionnelle envers Léon Brunschvicg. Bien entendu cela peut (et est, souvent) êtere expliqué par le fait que Brunschvicg était directeur des études alors que Sartre, Beauvoir et toute la bande étaient élèves à Normale.
    Mais cette hostilité a des raisons plus profondes : Brunschvicg, le grand Sage français, à la hauteur des Descartes et Spinoza, était le dernier rempart contre ce qui est venu après guerre dans le délire de l'intelligentsia française, et qui doit beaucoup à Sartre.
    On lira par exemple cet articles, à propos de "Transcendance de l'ego" :
     
     
    "Transcendance de l'ego" qui finit effectivement par une allusion à Brunschvicg, qui vaut son pesant d'or (page 85 de l'ed Vrin, dans la "conclusion":
     
    "les théoriciens d'extrême gauche ont parfois reproché à la phénoménologie d'être un idéalisme et de noyer la réalité sous le flot des idées. Mais si l'idéalisme c'est la philosophie sans mal de Léon Brunschvicg, si c'est une philosophie où l'effort d'assimilation spirituelle ne rencontre jamais de résistance extérieure, où la souffrance, la faim, la guerre se diluent dans un lent processus d'unification des idées, rien n'est plus injuste d'appeler les phénoménologues des idéalistes".
     
    Il est difficile de faire un plus grand contresens sur Brunschvicg, dont le "pessimisme rationnel" n'est pas "sans mal" ni "exempt de tragique", pas plus que la philosophie de Spinoza, comme en témoigne le prologue au Traité de la réforme de l'entendement, dont la tension , le ton tragique a souvent été souligné.
    Simplement, Brunschvicg refuse de laisser au tragique, au désespoir, et au nihilisme le dernier mot. Quant à "noyer la réalité sous le flot des idées", si c'est là la seule définition de l'idéalisme que Sartre a trouvé, mieux vaut en rire...
    La "résistance exérieure" à la lente tâche (infinie, comme le savait Husserl) d'unification et d'intelligibilité totale par un "réseau de plus en plus dense d'équations", elle n'est absolument pas niée par Brunschvicg : en témoigne les retours de la raison sur elle même, les conflits de théories, les difficultés de plus en plus abyssales que la physique rencontre, depuis qu'elle a quitté l'heureux paradis infantile de son stade aristotélicien il y a 4 siècles.
    Quant au mal, à la guerre, à la souffrance, comment peut on sérieusement soutenir que l'homme aussi bien que le philosophe Brunschvicg les a passés sous silence ou dédaignés ? lui qui avait, bien avant l'arrivée d'Hitler, analysé les raisons profondes de la montée du chaos en Europe (lire par exemple les premières pages de "De la vraie et de la fausse conversion", où il commente une citation de Darlu en 1893 qui annonçait déjà les soulèvements du 20 ème siècle).
    Je tiens justement que l'épochè selon Husserl et Fink, dont Sartre prétend prendre la défense dans cette conclusion de la "µTranscendance de l'ego" est bien proche de la "conversion véritable" de Brunschvicg: abandon de "l'attitude naturelle" qui reste celle de Sartre. Et d'ailleurs cette attitude est celle exigée par la vraie pratique scientifique....depuis Descartes . Comme le savait bien Husserl dans ses "Méditations cartésiennes"....
     
    Pour compléter sur ce point, voici ce que Marcel Deschoux, le philosophe qui s'est spécialisé dans l'étude de la pensée de Brunschvicg , répond à ces "critiques" de Sartre dans la "Transcendance de l'Ego", ainsi quà cette autre citation extraite de "Situations II":
    "pour le philosophe du régime, Léon Brunschvicg, qui assimila, unifia, intégra toute sa vie durant et qui forma trois générations, le mal et l'erreur n'étaient que des faux semblants, fruits de la séparation, de la limitation, de la finitude; ils s'anéantissaient dès qu'on faisait sauter les barrières qui compartimentaient les systèmes et les collectivités"....dans "Situations I", Sartre s'en prend aussi , concernant Brunschvicg, à la "philosophie alimentaire" (parce qu'elle "assimile" !!) et à "l'esprit-araignée".
    Je cite Deschoux :
    Brunschvicg, loin de méconnaitre le mal et de le nier, n'a jamais manquer d'insister sur l'écart entre l'humanité en compréhension et en extension. S'il refuse la méditation de la guerre pour la guerre (ajout de moi : comme Jünger), c'est qu'elle ne fait qu'aggraver le danger, plus clair que jamais estime t'il en 1931, d'une régression collective". On ne peut y voir clair qu'en distinguant le plan de la vie et le plan de l'esprit, en apercevant ce que l'optimisme vital comporte d'illusoire dans son principe, de dangereux dans ses conséquences : "le propre de l'esprit est de s'apparaitre à lui même dans la certitude d'une lumière croissante, tandis que la vie est essentiellement menace et ambiguïté". La voie du salut est donc tracée au plan individuel. Car ce qui est u=insupportable pour l'imagination et principe de trouble pour le sentiment, devient source de joie pour l'intelligence, à mesure qu'elle en pénètre le sens, comme Brunschvicg l'a appris de Spinoza.
     
    Tout est dit, il n'est guère besoin de rajouter quelque chose : à part peut être qu'il est fort de café d'accuser d'assimiler "dans la nuit du mélange qui anéantit les différences" le philosophe qui toute sa vie a protesté contre les abus de la synthèse (hégélienne notamment) et s'est réclamé de l'idéalisme critique, c'est à dire d'une philosophie du jugement. Or le propre du jugement est justement de discriminer : mot qui n'est plus guère en odeur de sainteté, pour cause de "politiquement correct". Oui, la régression collective a bien eu lieu, nous en voyons les effets aujourd'hui. Mais il reste que la distinction radicale opérée par Brunschvicg entre la néguentropie du plan de l'esprit et l'entropie du plan vital reste une ressource de pensée pour les "happy few" qui ne veulent pas rester dans le "marécague contemporain" que dénonçait de vive voix Claude imbert il y a quelque temps.
     
    Je termine en donnant la référence d'un article que j'ai écrit sur l'autre blog, dans le même ordre d'idées, à propos d'un vieil article de Finkielkraut dénonçant lui aussi les émules contemporains de Nizan et de Sartre, comme Serge Halimi dans "Les nouveaux chiens de garde":
     
     
     
     
     
     

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