• Un épisode balzacien : Wronski et Arson, le Oui et le Non

    Vers les années 1815-1820 s'est produit en France un épisode assez trouble, et ce n'est pas par exagération que je le dis "balzacien" : il forme en effet l'un des évènements inspirateurs de l'un des plus grands romans philosophiques de la Comédie Humaine : "La recherche de l'Absolu". On sait que Blazac était très féru de martinisme et d'ésotérisme (voir par exemple "Séraphita") et il est hors de doute qu'il ait connu la pensée de Wronski. Que l'on relise le roman, à la fin, lors des tout derniers développements, le regard de Balthazar Claes (l'alchimiste, à la recherche de l'Absolu) tombe sur un entrefilet " Découverte et vente de l'absolu par un mathématicien polonais". Et c'est alors qu'il a son illumination et meurt en criant "Eureka"

    En fait l'épisode est réel : Wronski se trouvait désargenté et avait trouvé un (riche) disciple, le banquier Arson, auquel il avait promis monts et merveilles. Mais ce dernier se plaignait de ce que son "maitre" lui avait certes enseigné une "méthode pour apprendre" mais pas ou peu de savoirs "positifs". A la fin Wronski le mit en face d'un terrible dilemne : soit il lui "faisait une situation", soit il devrait renoncer aux leçons d'absolu ! Arson, affolé et désespéré de perdre son maitre, accepta de signer des reconnaissances annuelles de dette jusqu'en 1830 ou au delà, pour une somme assez énorme pour l'époque. Mais revenu chez lui, il trouva sans doute que l'Absolu, que Wronski lui avait définitivement permis de "trouver", ne valait pas la somme déboursée : le Christ valait il les trente deniers ? toujours est il qu'il refusa d'honorer les traites signées, d'où une série de procés que lui intenta le philosophe du Messianisme.

    Un chroniqueur de l'époque donne dans un numéro de 1831 du Figaro un tour plaisant, qui n'aurait sans doute pas déparé un roman de Balzac sur les journalistes,  à la scène : "L'un avait l'absolu et était pauvre comme Job, l'autre était riche comme Crésus mais n'avait pas l'Absolu. A la fin le premier se retira, plus riche de 300 000 francs, et l'autre était content car il avait l'absolu, mais il était ruiné".

    C'est à la fin du procès intenté par Wronski (après que plusieurs "occultistes" aient tenté de faire pression sur le pauvre Arson) que se situe l'épisode célèbre connu sous le nom "épisode du OUI et du NON"que je veux rapporter, non pas à cause de son mystère pittoresque (encore que ...) mais parce qu'il prend à mon avis un sens qui touche aux sujets abordés ici. Wronski frappa un grand coup en mettant encore une fois Arson en face d'un choix cornélien (un "point à traiter" dirait Badiou) : "est ce que OUI ou NON les leçons de Wronski lui avaient permis d'accéder à l'Absolu ? si Arson répondait NON, Wronski s'engageait devant le tribunal à lui rendre son argent en totalité. S'il répondait OUI il renonçait à son argent".

    Or le mystère se situe ici : Arson répondit OUI, alors que rien ne le forçait à le faire (on aura compris que j'écarte ici les influences occultes ou "inconscientes"et tout ce genre de calembredaines, je laisse ça à Freud, Lacan ou à Madame Soleil). Prenant acte de ce dénouement inopiné et absolument inexplicable, le tribunal décida que Wronski pouvait garder l'argent déjà touché, mais que les traites restant à courir seraient annulées!

    Alors maintenant passons à l'explication qui est selon moi la bonne de ce fait en apparence inexplicable (ou bien explicable par la psychologie humaine, autant dire donc inexplicable).

    Elle découle tout naturellement de la thèse que j'ai développée ici, selon laquelle "Dieu", ou l'Absolu, se confondrait avec le chemin qui mène à lui et que parcourt la Raison humaine (individuelle ou collective) tout en s'identifiant d'ailleurs à ce chemin. "Je suis la Voie, la Vérité et la Vie" ."Le chemin continue mais il n'y a plus de voyageur" clame Attar dans le "Langage des oiseaux". L'Absolu s'identifie à la recherche de l'Absolu ! L'Absolu est sujet, et Résultat. C'est aussi le fond de la phénoménologie hégélienne. C'est aussi l'identité de l'Etre et du Savoir, de Wronski et de Schelling. Sauf que l'élément Savoir prend le pas sur l'élément Etre.

    Le "Oui et le Non" introduit par Wronski (qui est analogue à la notion de point de Badiou) possède à mon avis un sens bien plus profond que le simple choix binaire , qui serait en somme l'ancêtre de notre cybernétique fondée sur le 0 et le 1. Il ne s'agit de rien de moins que d'introduire le disciple (donc en l'occurrence Arson) dans l'élément de la Pensée susceptible de vérité et de fausseté, la Pensée rationnelle donc, la Raison, donc d'après moi et ainsi que je l'ai démontré : le seul Absolu possible.

    Bien entendu, Wronski a dû habiller cela de tout un vocabulaire peuso-philosophique à la sauce kabbalistique, propre à impressionner le gogo qu'était le banquier et à lui faire cracher son or. Mais l'or (rationnel) caché sous le plomb (occultiste), la substantifique moelle, doit être ce que je viens de dire ici : Wronski n'a pas menti à son élève, il l'a véritablement introduit à l'Absolu par ce "oui ou non" qui n'est autre que l' objet Omega d'un topos, ce qu'on appelle "l'objet Vérité". Objet qui se résume à l'ensemble {0,1} dans le cas classique du topos des ensembles. Il l'a bien introduit à l'absolu puisque il l'a introduit à la pensée possédant une valeur de vérité, qui n'est autre que l'Absolu tout en étant la recherche de l'Absolu (du savoir absolu, de la connaissance vraie).

    Alors redescendons du logique à la psychologie, si vous voulez. Qu'a t'il bien pu se passer dans l'âme d'Arson quand ce terrible dilemne, semblable à la question posée par le sphinx à Oedipe, lui a été adressé ?

    rien d'autre qu'une épouvante devant l'abîme que l'autre ouvrait sous ses pas !

    Soit il répondait "non", mais alors il affirmait implicitement que la Raison, la pensée susceptible de "vrai ou faux", n'avait aucune valeur absolue mais simplement une valeur "opérative et utilitaire" : il se trouvait propulsé, pauvre homme du 19 ème siècle, vers l'avenir, à peu près deux siècles en avant, vers nos parages puants de talk shows, journaux télévisés ,"on ne peut pas plaire à tout le monde" (pas à moi en tout cas!) et autre festivus du loft. Vers nos enfers relativistes post-modernes! notre gouffre, notre caverne, notre cercueil bien aimé ou tels de nouveaux Draculas nous nous préparons pour un hypothétique réveil "round midnight".

    Soit il répondait "Oui" et restait un homme, un homme délesté de 300 000 francs, mais un homme. Pas un zombie post-moderne.

    Homo mathematicus aurait il supplanté homo faber et homo credulus pour aboutir à Homo Festivus Festivus, le dernier homme, notre contemporain ? il semble, il semble...mais l'antidote donnée par Brunschvicg est là qui sauve de l'abîme : que nous importe "l'humanité en extension", à nous qui connaissons "l'humanité en compréhension" ? que nous importe l'holocauste nucléaire, à nous qui sommes établis dans la seule éternité qui vaille, celle du "maintenant", de l' éternel présent ?

    Redevenons vulgaires et cyniques, puisqu'on l'exige de nous : s'il répondait "Non" il perdait tout, s'il répondait "Oui" il perdait 300 000 francs. Nouvelle version du pari pascalien, sauf qu'ici il ne s'agissait pas d'un pari sur une vague promesse pour le "post mortem" mais d'un Savoir démonstratif indubitable. Wronski avait dû lui démontrer (sous une autre forme) ce que j'ai démontré ici : à savoir, qu'il existe bien un Dieu, un absolu, et qu'il n'est autre que la Pensée Infinie par laquelle Hegel nomme aussi Dieu : la "source de vérité" qui nous meut, la Raison. Dans le langage du messianisme wronskien, la Raison absolue qui donne à l'humanité la possibilité (ou pas!) de procéder à son auto-création (ou de s'effondrer dans l'animalité). Kojève et Fukuyama, avec leur "fin de l'Histoire", ne disent pas autre chose.

    Ou encore : soit il acceptait le choix forcé par Wronski, ce qui voulait dire (en leur langage codé que ne pouvait pas comprendre le tribunal, mais les tribunaux ont ils encore quelque chose à faire là dedans ? rappelons nous que nous sommes en 1820, l'homme post-moderne, "festivus festivus" et "antifacho sur rollers" avec son "envie de pénal" n'a pas encore paru sur la scène) qu'il admettait qu'il est un Absolu unique qui est justement à l'oeuvre dans le fait qu'on puisse répondre par oui ou par non. Mais alors s'il entre dans ce choix, cela veut dire qu'il entre dans la carrière de l'absolu, donc qu'il a déjà répondu "OUI". Donc il est forcé de répondre OUI. Car s'il répond NON, cela signifie qu'il répond NON tout en ayant toujours déjà répondu OUI. L'Absolu s'effondre dans la pusillanimité de la simple présence animale, du "ceci" singulier. Mais alors il ne peut plus répondre à l'appel, ni même être appelé. Il a sauté hors de son nom, celui qui lui a été donné justement par celui qui l'a mis sur cette voie. Mais on ne peut pas sauter dehors, justement. Ce qui peut seffondrer c'est le "hors concept". Mais lui est dans le Concept, puisque justement il a été initié par Wronski. Donc la réponse est forcée par le fait même qu'il y ait la question. Et cette question ne peut lui être adressée que parce qu'il est entré pour toujours dans la "terre des questions". L'être il est vrai s'identifie ici au Savoir, en ce que l'inconsistance logique (le fait de répondre non alors qu'il a toujours déjà répondu oui) s'identifie avec l'anéantissement de l'être.

    Oedipe n'était autre que le Sphinx lui même.

    Il n'a sans doute pas fallu longtemps au banquier Arson pour faire son calcul et choisir la seule case concevable : celle du "OUI" (exactement l'inverse du choix laissé aux français en 2005 donc).

    C'est cela, la Sagesse forcée de Badiou  (ou encore la Voie de l'homme rusé de Gurdjeff). Qui n'a rien à voir avec TINA (le "there is no alternative" de Margaret thatcher), c'en est même exactement l'inverse.

    Il est d'ailleurs aussi remarquable de constater que cet épisode rappelle un des grands rêves par lesquels Descartes a commencé sa carrière de géant, rêves rapportés par Baillet : il voyait en songe un manuscrit sur lequel est écrit "EST ET NON" (OUI et NON).

    Il ne lui restait plus qu'à décrire la méthode (dans le Discours) qui n'est autre que la "mathesis universalis" des "Regulae ad directionem ingenii". Méthode (ou Voie) qui se confond avec le Palais (à jamais inacessible, et pour cause, si l'on prend au sérieux l'idée que le pas vers la fin ne mène qu'à une fin qui est un nouveau pas) auquel elle mène....

    "A Xanadu donc Koubla Khan se fit contruire un splendide palais" : ce sont aussi ces vers de Coleridge qui signent le début de Citizen Kane


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